(In the country of men, 2006)
Traduction : Johan-Frederik Hel-Guedj. Langue d’origine : Anglais
⭐⭐⭐⭐
Ce que raconte ce roman :
Tripoli, 1979. Sous le gouvernement autoritaire de Kadhafi, la population libyenne vit sous la peur de la dénonciation de celui qui faudrait la moindre critique du gouvernement. Suleiman, 9 ans, vit avec sa mère et son père toujours absent. Le jeune garçon est témoin de cette étrange maladie de sa mère qui revient à chaque absence du père, très souvent parti en voyage d’affaires. Un jour, lors d’une de ces absences, Suleiman attend sa mère dans la rue lorsqu’il aperçoit son père sortant d’un bâtiment. Choqué par cette vision de son père là où il n’était pas censé être, le garçon s’interroge. Quand son voisin Ustath Rashid se fait prendre par des agents du comité révolutionnaire devant ses yeux, Suleiman commence à angoisser et à comprendre de moins en moins l’univers des adultes. Une ombre du danger se cerne sur la maison.
Bildungsroman dans la Libye oppressée par le régime de Kadhafi :
Le grand atout de ce roman magnifique sied dans le point de vue choisi : En cédant la narration à un petit enfant de 9 ans, qui ne comprend pas grand-chose des mystères qui l’entourent, le lecteur aura, comme lui, que des bribes d’information sur ce qui se passe. Cela fait avancer la narration de façon progressive, en nous dévoilant les enjeux de l’intrigue petit à petit. Le lecteur, aura plus de lucidité que Suleiman pour analyser la situation, mais il faudra quand même qu’il compose avec ce qui est seulement suggéré. Ce procédé élargit la perspective du récit et accentue son poids dramatique.
Dans le contexte convulse de la résistance au gouvernement Kadhafi, le petit enfant regarde le monde mystérieux des adultes avec autant de fascination que d’incompréhension. Dans la tradition du bildungsroman, le jeune garçon sera obligé de passer plus vite que prévu à l’âge adulte. Sa mère, une femme vulnérable qui l’a eu beaucoup trop jeune, n’arrive pas à donner les bonnes réponses aux questions de l’enfant, souvent préférant le renvoyer pratiquer ses leçons du piano ou jouer dans sa chambre. Autre son ami Karim, le fils du voisin en prison, et Moosa, un ami de son père aussi impliqué dans des activités clandestines, Suleiman ne sait vers qui se tourner. Du coup l’enfant comble les explications manquantes avec son imagination, dupliquant ses angoisses jusqu’au point de s’impliquer dans les tensions grandissantes dans la maison.
Le roman nous offre un aperçu de la Lybie sous la terreur de Kadhafi, et la détresse des gens simples face à l’oppression du régime. Dans cette ambiance conflictuelle, le quotidien de notre famille se complique : Des voisins parfaitement normaux se font arrêter, agents du comité révolutionnaire frappent à la porte, des soi-disant traîtres sont torturés en directe à la télé. Feuilles intempestives, communications téléphoniques sur écoute, la tension est palpable et on ressent clairement la peur de la dénonciation. Les activités clandestines du père risquent de mettre tout en danger tandis que, à chacune de ses absences, la mère sombre de plus en plus entre l’inquiétude et la solitude.
Autre la terreur du régime, le roman se vertèbre autour de la relation entre la mère et le fils, tous les deux hantés par les absences du père et par ce quotidien complexe sous la paranoïa. Entre cette jeune mère aimante mais maladroite, et ce jeune enfant dans la déroute, la relation est très proche, parfois fusionnelle, mais floue, chacun vivant séparément et différemment l’angoisse de la situation. Suleiman est en train de passer à l’âge adulte mais sa mère continue à vouloir le préserver, en lui poussant encore plus à l’écart. Tiraillés entre leur amour mutuel et les mystères qui les séparent, la mère et son fils devront apprendre à franchir la barrière de la non communication.
‘Au pays des hommes’ a des claires inspirations autobiographiques, comme la plupart des œuvres de l’auteur, notamment l’idée de l’absence d’un père impliqué dans des activités clandestines. Exilés pendant des années en Egypte, Hisham Matar et sa famille fuirent la dictature de Kadhafi. Comme dans le roman, son père, Jaballa Matar, fut un dissident du régime de Kadhafi. En 1990, pendant son exile Égyptien au Cairo, Jaballa Matar fut kidnappé, ramené aux services secrets Libyens, et enfermé dans la prison d’Abou Salim ou toute trace se perd. Après des années de recherche infructueuse, son fils Hisham Matar désespéra lors que en 1996 un mutin dans la prison se solda avec un bilan de plus de 1.200 prisonniers morts. L’écrivain dut attendre la mort de Kadhafi et le printemps arabe en 2011, pour s’y rendre en Lybie avec l’objectif d’élucider la disparition de son père. De ce voyage et cette quête, Matar laissa une trace écrite dans son roman autobiographique ‘La terre qui nous sépare’, que lui valut le prix Pulitzer 2016.
Shorlisté pour le prix Booker en 2006, ‘Au pays des hommes’, le premier roman d’Hisham Matar, est une œuvre puissante et sombre, remplie de mystère et sensibilité.
Citations :
« La déception était une série d’ombres chacune pointant à l’autre »
« Combien de lui il y a chez moi ? Peux-tu devenir un homme sans devenir ton père ? »
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