(A grain of wheat, 1967)
Traduction : Jacques Denève. Langue d’origine : Anglais
⭐⭐⭐⭐⭐
Ce que raconte ce roman :
Kenya, 1963, quelques jours avant Uhuru, jour de l’Indépendence. Plusieurs personnages qui habitent la ville de Thabai se préparent pour la célébration de façon très différente, chacun avec son lot de regrets et secrets.
Mugo, est un homme introverti qui est retourné après des années d’emprisonnement pendant l’état d’émergence, avec le respect de tous sauf de lui-même. Tout le village adore Mugo, qui avait collaboré avec Kihika, l’héro de la résistance Mau-Mau. Mugo est poussé à faire un discours pour cette journée spécial, mais son état d’esprit ne facilite pas la tâche.
En parallèle, on suit l’histoire de Gikonyo, un ébéniste qui a réussi à faire une petite fortune, mais qui est hanté par ses actions et celles de sa femme Mumbi pendant son emprisonnement, aussi pendant l’état d’émergence. La situation du couple devient de plus en plus compliquée lors que la date de Uhuru approche.
La quête de la rédemption :
Ce fabuleux roman, à mon sens un des sommets de la littérature africaine de tous les temps, est malheureusement très méconnu en France, comme la plupart de l’œuvre de Ngũgĩ, un géant de la littérature Africaine moderne. Je ne peux que le recommander, tellement fascinante est la puissance de sa narration et la profondeur de son débat autour de la culpabilité et la quête de rédemption.
Non, ce n’est pas ‘Crime est châtiment’ à la sauce Igbo, ‘Et le blé jaillira’ est un livre très facile à lire, qui n’a aucune prétention, mais qui déborde d’intelligence. C’est un livre rempli des métaphores et des symboles clairs et simples, des rebondissements plus ou moins prédictibles, qui se déroule d’une façon implacable et millimétrée. C’est avec une main de maître que Ngũgĩ, à l’aide des analepses très soignés, nous ramène en avant et en arrière dans le temps, pour comprendre les enjeux des drames qui hantent nos personnages, et qu’au début sont à peine suggérés. Il nous expose progressivement la torturée vie intérieure des personnages, grâce à la multiplicité des points de vue sur les mêmes évènements, et en rajoutant petit à petit, de plus en plus de calques qui approfondissent le ressenti de chaque personnage. C’est une architecture magistrale de progression littéraire et d’évolution des arcs narratifs de ces personnages complexes.
Les conséquences des emprisonnements suite à l’état d’urgence, la répression exercée par les colons britanniques contre la guérilla indépendantiste des Mau-Mau, et tous ceux qui les soutiennent de près ou de loin, génère toute une série de traumatismes, une suite de conséquences dramatiques qui se ramifient dans le présent. Mugo et Gikonyo, chacun traine des secrets qui les hantent. Mugo est toujours dans un état d’indolence permanente, hésitant à s’investir dans son propre futur, tandis que Gikonyo, incapable d’affronter sa femme Mumbi, est souvent hanté par une présence qui marche derrière lui.
La symbologie chrétienne est présente presque dans la totalité de chapitres du livre. Quelques personnages sont investis d’une aura messianique, tandis que d’autres représentent la figure de Judas. Le côté obscur de l’héro, aimé par tous sauf par lui-même est un autre des thèmes du livre.
Les personnages masculins, hésitants et torturés, souvent en proie à ses démons, seront incapables d’agir et d’aller de l’avant. Et à côté, on retrouve toute une panoplie de personnages féminins très forts et déterminés, que, dans la limite restreinte des libertés qu’on accorde aux femmes dans la société kenyane des années 60, arrivent à prendre les décisions et montrer le courage qu’il faut, là où les hommes sont vaincus d’avance.
L’œuvre inclut plusieurs éléments autobiographiques, car un frère de Ngũgĩ fit partie des Mau-Mau et un autre fut tué pendant la période trouble qui précéda l’indépendance du Kenya. Ngũgĩ écrivit ‘Et le blé jaillira’ lors de ses années à l’université de Leeds, en Angleterre. Comme tous les romans de la première partie de sa carrière, il fut écrit en Anglais. À partir des années 70 Ngũgĩ commença à écrire exclusivement en Kikuyu, pour attendre son destinataire principale, le peuple Kenyan. Cet éloignement de la langue anglaise compliqua sans doute ses chances de remporter le Prix Nobel, distinction plus que méritée, pour laquelle il a été maintes fois pressenti, mais malheureusement jamais récompensé.
Une merveille.
Citation :
« Gikonyo gouta avidement le plaisir amer produit par cette réflexion qu’il vécut comme une terrible révélation. La vérité ultime est qu’on vit et on meurt seul. »
0 Comments