(Cutting for stone, 2009)
Traduction : Michel Marny. Langue d’origine : Anglais
⭐⭐⭐⭐⭐
Ce que raconte ce roman :
Hôpital Missing, Addis-Abeba, Éthiopie, 1954. Sœur Mary Joseph Praise a caché sa grossesse à tout le monde, même au chirurgien Thomas Stone, l’homme qu’elle aime et qu’elle avait connu quelques années auparavant lorsque tous les deux étaient embarqués dans le bateau que les menait de l’Inde à l’Afrique. En absence de la gynécologue attitrée Hema, le Dr. Stone doit assurer l’accouchement de ses propres enfants, mais celui-ci se présente avec quelques difficultés. La naissance des jumeaux Marion et Shiva laissera des traces qui vont s’étendre pendant des dizaines d’années, à travers deux continents.
Une vie entre opérations :
Même si ce fabuleux livre commence pour nous raconter la rencontre en Inde de Stone et Sœur Mary et leur épopée dans le bateau qui les mène au Agden, en réalité le noyau du début du livre est l’accouchement des jumeaux, évènement marquant et singulier qui est anticipé, décrypté et ressassé pendant une cinquantaine des pages, dans la première partie du roman. Normalement, on sera déjà complétement accrochés à la narration à cette stade-là. Le livre, pas de spoiler, va se clore par une autre opération chirurgicale. Je ne dévoilerai pas plus mais aussi cette deuxième opération va prendre une bonne partie du livre. Entre la première et la deuxième intervention, quelques dizaines d’années se sont déroules, avec son lot de drames de non-dits, d’amours et des trahisons.
On est effectivement dans un roman médical. Abraham Verghese est médecin, métier qui laisse de côté pour aborder sa facette d’écrivain. Mais ses connaissances dans la matière ne font sinon enrichir ce texte, malgré qu’il devient par moments assez technique. Certains lecteurs critiquent un excès de réalisme dans les descriptions des maladies, des traitements et des procédures chirurgicales, ou trouvent cela excessif et ennuyeux, mais personnellement j’ai trouvé cela fascinant. Je n’ai pas l’impression que cela soit trop vulgarisé et cependant, à mon avis la narration n’est pas pénalisée par ces petites digressions techniques. Toute action qui aura un rapport avec le médical, et il y en a beaucoup beaucoup beaucoup, sera décortiquée et analysée avec réalisme et sensibilité.
Grosso modo, c’est l’histoire de Marion Stone, un des jumeaux, qui narre à la première personne toute sa vie, depuis bien avant de naître, au moment où ses parents se trouvent à bord d’un bateau qui vient de quitter l’Inde. Sa vie sera marquée par le drame survenu lors de sa propre naissance. Malgré que son frère jumeaux Shiva partage son même DNA, ils n’ont pas le même caractère ni fonctionnent avec le même état d’esprit, Shiva étant beaucoup plus détaché et passif vis-à-vis de la société. Cela risque de créer quelques problèmes à Marion, le plus sensible et cartésien des deux. D’autres personnages très touchants comme les docteurs Gosh et Hema, qui vont s’en charger de leur éducation, la touchante infirmière Sœur Mary dont son accouchement déclenche tous les enjeux dramatiques du roman, ou le Dr Stone, chirurgien incroyablement talentueux mais très peu doué pour les relations affectives et sociales, vont compléter ce tableaux riche et foisonnant. Presque tous les personnages ont un rapport avec le corps médical.
Le long du récit, beaucoup d’évènements feront écho de l’histoire du XXe siècle Éthiopien : Le conflit qui mena à l’indépendance de l’Érythrée, l’invasion italienne, les années sous l’empereur Haile Selassie, les tentatives de coup d’état et son détrônement. Certains personnages existèrent vraiment. En général à travers ‘Cutting for Stone’ on établit une radiographie de la société Éthiopienne tout entière, car dans l’hôpital Missing se donnent rendez-vous autant les puissants que les plus miséreux. Cela contrastera avec la dernière partie du livre, qui se déroule aux États-Unis, où la médecine est pratiquée de façon différente, avec beaucoup de moyens, mais aussi avec beaucoup plus de rapport avec l’argent. Verghese se positionne clairement contre la valeur marchande qui malheureusement accompagne la médecine dans la société américaine, et prône pour l’idée pure et noble du médecin comme quelqu’un dont l’ambition ultime doit être de servir.
Malgré le nombre de personnages et des rebondissements, l’intrigue qui se déroule entre l’Inde, l’Éthiopie, l’Érythrée et les États-Unis, et la complexité thématique générale du récit ; la narration est complètement maîtrisée et se déroule avec précision millimétrique grâce à une structure très solide, qui permet à ce roman humaniste et touchant de naviguer ces sujets avec aisance et profondeur sans jamais perdre ni le cap ni le lecteur. C’est une fabuleuse réussite pleine de grâce et sensibilité où, de surcroit, on ne s’ennuie pas une seconde.
Pour je ne sais pas quelle raison ce livre, adoré, acclamé, plébiscité et très lu dans le marché anglophone, n’a pas réussi à trouver son publique ni même conquérir la critique dans le marché francophone. Comment un succès si important dans le monde entier, peut être tellement ignoré en français ? Aucune idée. Je ne peux pas me prononcer sur la traduction car j’ai lu l’original anglais, mais déjà ce titre français est malheureux : ‘La porte de larmes’ fait référence au détroit qui sépare le Djibouti et le Yémen, et qui est traversé par Stone et Sœur Mary avant d’arriver en Éthiopie. Le roman ne se produit pas du tout là-bas, ni l’endroit a une importance particulière dans l’intrigue. De toute façon j’avoue que le titre original est quand même difficile de traduire. ‘Cutting for stone’ est une expression médicale qui provient du serment d’Hippocrate originale, et demandait de ne pas faire des ‘opération de taille’, couper pour extirper des pierres dans la vésicule biliaire, ce qui était considéré comme une intervention très dangereuse. L’expression suggérerait un chirurgien qui opère sans une idée claire de ce qu’il fait.
Citation :
« Nous arrivons dans cette vie sans qu’on nous ait sollicités, et si on a de la chance on trouve un objectif au-delà de la famine, la misère et la mort précoce que, ne l’oublions pas, est le sort commun. J’ai grandi et j’ai trouvé mon objectif et c’était de devenir médecin. Mon intention n’était pas de sauver le monde mais plutôt de me soigner à moi-même. Peu de docteurs l’admettront, certainement pas les plus jeunes, mais subconsciemment, en rentrant dans la profession, nous devons croire que servir les autres soignera nos propres blessures. Et il le peut, mais il peut aussi approfondir la plaie. » (Traduction improvisé)
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