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La troublante histoire de Vikram Lall

Moyez G. Wassanji

(The in-between world of Vikram Lall, 2003)
Traduction : Anne Rabinovitch. Langue d’origine : Anglais
⭐⭐⭐

Ce que raconte ce roman :

Vikram Lall est un homme cinquantenaire qui vit au Canada et remémore son enfance au Kenya aux années 50. Vikram et sa sœur Deepa appartiennent à une famille d’origine indienne. Leur douce enfance à coté de ses copains de jeu, les anglais Bill et Annie et l’africain Njoroge, semble remplie de bonheur et de la promise d’un futur radieux. Un jour, un terrible assassinat mettra fin à cette existence d’insouciance et propulsera les enfants vers l’âge adulte, au centre des conflits croissants entre la colonie britannique et la guérilla révolutionnaire des Mau-Mau.

Malgré les années qui passent, et l’indépendance du Kenya, le souvenir de cette enfance en quelque sorte interrompue, restera gravée dans la mémoire de nos protagonistes. Vikram, plus de 30 années après, sera incapable d’échapper à son passé qui risque de faire surface même dans son exil canadien.

Histoire de la corruption d’un homme tiraillé entre deux mondes :

Ce très beau livre nous parle des mécanismes qui engagent la corruption, et comment des petites actions peuvent faire sombrer quelqu’un sur la pente d’un comportement éthiquement douteux. Le roman se structure comme un long flashback raconté sous forme de mémoires du personnage central, qui dès la première page se présente comme « l’un des hommes les plus corrompus d’Afrique ». La fin de chaque chapitre se déroule au Canada et nous avance à fur et à mesure la situation dans le futur de Vikram, pour mieux comprendre le passé. Comment on est passé du vif et joyeux enfant Vikram au cinquantenaire lasse et désabusé qu’on retrouve au Canada ? Tel parcours de vie est l’intérêt central de ce roman.

L’autre sujet important est la double appartenance (ethnique et culturelle) de Vikram et sa famille. La culture des indiens immigrés au Kenya (notamment pendant la domination britannique) est expliquée ici. Les normes et traditions qui gèrent cette petite société asiatique en Afrique sont particulières et évoluent très peu et très doucement. Vikram et sa sœur seront tiraillés entre ces deux mondes. Cela donne signification au titre original du livre (la traduction française du titre a malheureusement effacé tout ce sens initial) : L’espace entre deux mondes, ce ‘in-between world’, génèrera la plupart des dynamiques dramatiques du roman.

Le contexte socio-historique est en général assez bien expliqué dans le livre lui-même, mais consulter un peu l’histoire récente du Kenya serait un plus, pour bien comprendre tous les tenants et aboutissants des conflits de l’histoire Kenyane qui sont habilement immiscés dans ce récit. Plusieurs figures du monde réel apparaissent dans le roman, notamment le premier président du Kenya indépendant, Jomo Kenyatta, qui n’est pas toujours montré sous la meilleure lumière.

C’est un roman très peu manichéen, les personnages sont peints avec autant d’ombres que de lumières. Il y a quelques personnages un peu plus nobles et idéalistes mais même eux, ils auront ses moments de faiblesse. Cela configure un roman d’un réalisme très efficace, sans jugement moral ni leçons à donner. Le style est simple et sobre, presque froid et détaché (un peu à l’image du caractère du narrateur qui nous explique tout à la première personne). Aucun excès émotionnel n’est détecté, et les ficelles de la larme facile ne sont jamais appuyées, même si le roman regorge d’épisodes terribles et dramatiques.

Le livre est touchant et aisé à lire, surtout dans sa deuxième moitié. Malheureusement, la première partie du roman, l’enfance des protagonistes, traine énormément, peut-être par le besoin de mettre beaucoup de concepts en place. Ce premier tiers du roman (quelques 160 pages sur 430) se fait long et peut décourager certains lecteurs. Sans doute aurait été mieux de faire un peu plus d’ellipses, et alléger des descriptions qui peut être n’étaient pas nécessaires. Mais j’étais content de m’accrocher car tout prend du sens dans le deuxième tiers, et vers le troisième tiers l’histoire s’envole nettement. La fin est très belle et bien composée, et nous laisse la sensation d’un roman bien abouti, peut-être plus que ce qu’on aurait cru au début.


Citation :

« La corruption absolue, m’a-t-on dit, se produit petit à petit et progresse à travers un brouillard d’ambiguïté. »

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