(Imarat Ya’qubyan, 2002)
Traduction : Gilles Gauthier. Langue d’origine : Arabe
⭐⭐⭐
Ce que raconte ce roman :
Le Caire, entre la fin du XXe siècle et le début du 21ème siècle. L’immeuble Yacoubian trône dans le centre-ville du Caire depuis sa construction aux années trente, mais la splendeur de jadis est partie après la révolution Nasser et les bouleversements qui ont secoué la vie social et politique de l’Égypte indépendant. L’opulence cosmopolite de la haute société qui habitait le bâtiment a laissé place à un méli-mélo de classes sociales qui travaillent et cohabitent dans l’immeuble. Tandis que quelques appartements chics sont réservés au plus riches, les minuscules compartiments de la terrasse sont maintenant attribués à des familles défavorisées.
Pot-bouille au Caire :
Fascinant caléidoscope de la société Égyptienne du tournant de siècle. Pas de protagoniste attitré, autre le bâtiment lui-même, le roman se veut assez chorale. Une douzaine de personnages principaux se croisent et se recroisent, s’aiment et se détestent, réunissant autour du bâtiment toutes les générations, les classes sociales, les différents croyances et tendances de l’époque.
Cette fresque sociale doit beaucoup à Émile Zola (Notamment ‘Pot-Bouille’) et son approche naturaliste de la société, mais c’est surtout l’ombre du génial Naguib Mahfouz qui plane sur ce livre. L’influence du prix Nobel Égyptien est palpable dans la compassion, la tendresse et l’humanisme qui dégagent ces personnages remplis autant de vertus que des défauts, jonglant entre la lumière et la misère, très habilement nuancés et décrits. Comme chez Zola et Mahfouz, on est dans du character driven, l’intrigue se développe justement par les rapports entre les personnages. C’est l’interaction entre leurs caractères qui devient le moteur de l’action.
La structure du livre est un peu chaotique, avec toutes ces histoires parallèles qui se déroulent dans et autour de l’immeuble Yacoubian. Sans chapitres proprement marqués, la lecture peut sembler décousue car toutes les parties de l’intrigue sont assez indépendantes. Les personnages de chacune des histoires n’interagissent pas (ou peu) avec ceux des autres histoires. Mais la diversité de personnages et l’introspection psychologique est remarquable. Cette mosaïque de caractères est probablement le meilleur atout du livre.
Taha el Chazli, le fils du concierge, voit son rêve de devenir policier marré par ses origines modestes et suite à plusieurs mésaventures s’approchera de l’Islamisme. Sa petite-copine Boussaïna Sayed cherchera son indépendance même au prix de faire des compromis avec sa dignité, son caractère va s’endurcir. Le brillant journaliste Hatem Rachid vit son homosexualité de façon assez assumé, mais autour de lui rien ne sera pas si facile ; le vieux et noble Zaki Dessouki représente la nostalgie du passé, mais il sent un nouvel élan de jeunesse avec lequel peine à composer ; et aussi le parvenu Hajj Mohammed Azzam, qui veut se lancer en politique pour combler ses ambitions mais sans renoncer à ses multiples conquêtes féminines. Tant et tant de personnages intéressants.
A la façon du réalisme social de Mahfouz, ancré dans les années de l’indépendance d’Égypte, al-Aswany nous offre les mêmes sujets mais sur un panorama plus contemporain : La corruption des institutions, les inégalités de classe, se mélangent avec la montée d’un islamisme nostalgique du passé, qui rejette la laïcité. Al-Aswany rajoute des couches un peu plus osés : Les rapports sexuels en tout genre (Amour légitime, chasteté, passion déchainé, infidélités, simulation d’orgasmes, homosexualité, violence…) sont très présents dans le livre, et très souvent reflètent la dominance d’une classe par rapport à une autre.
Premier roman de son auteur, et très vite premier succès international, ‘L’immeuble Yacoubian’ est un roman foisonnant et intelligent qui, en plus de servir d’introduction à l’œuvre de ce brillant écrivain, nous permet de comprendre la société Égyptienne de début de siècle.
Citation :
« Cent mètres à peine séparent le passage Bahlar où habite Zaki Dessouki de son bureau de l’immeuble Yacoubian, mais il met, tous les matins, une heure à les franchir car il lui faut saluer ses amis de la rue : les marchands de chaussures et leurs commis des deux sexes, les garçons de café, le personnel du cinéma, les habitués du magasin de café brésilien. »
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