(A Bend in the River, 1979)
Traduction : Gérard Clarence. Langue d’origine : Anglais
⭐⭐⭐
Ce que raconte cette novella :
Afrique, années 60. La famille de Salim, d’origine indienne, habite la côte est de l’Afrique depuis plusieurs générations. Mais la fin de l’époque colonial et l’indépendance successive de plusieurs pays africains, pousse Salim à chercher des nouveaux horizons. Il décide de partir s’installer dans un pays au centre de l’Afrique dans une petite ville à la courbe du fleuve, où il pourra gérer un établissement commercial. Ni colon ni colonisé, ni européen ni africain, ni blanc ni noir, Salim se situe dans une lucide équidistance qui lui permet de réfléchir au sombre avenir que se dessine.
Pessimisme et post-colonialisme :
‘V. S. Naipaul, Prix Nobel de Littérature, fut, notamment vers la dernière partie de sa vie, une figure controversée dans le monde littéraire. Autant par ces diatribes sans filtre sur d’autres collègues écrivains que pour ses remarques à caractère misogyne, Naipaul est un écrivain presque aussi lu que détesté (un précurseur de Houellebecq pour qu’on s’entende). Avant que l’histoire le cancelle, on pourrait le lire car c’est quand même un écrivain intéressant, et ‘A la courbe du fleuve’ en est un exemple. Né à Trinité-et-Tobago de parents d’origine indienne, Naipaul vécut son enfance et jeunesse dans l’île, puis à Londres où par la suite il devint citoyen britannique. Il a passé des longs séjours en Inde et en Afrique, et il est ce qu’on appelle un citoyen du monde.
Comme le protagoniste de ‘A bend in the river’, Naipaul n’est ni blanc ni noir, ni colon ni colonisé, c’est l’équidistance personnifiée. C’est justement cela qui dérange, cette position extérieure dans le monde du post-colonialisme, qui lui permet de juger et donner un avis, que n’est pas celui qu’on voudrait. C’était un écrivain dépressif, très pessimiste, son point de vue sur la suite du colonialisme n’est pas très encourageant. Naipaul critique autant le désastre et la cupidité des européens, que la soif de vengeance et la rage inefficace du peuple africain. Tout le livre tourne autour de cette réflexion sur le post-colonialisme et ses dérives. Selon son point de vue l’Afrique est condamnée au chaos quoi qu’il arrive. Sans forcément être nostalgique de l’époque coloniale, Naipaul, comme le protagoniste de ‘A la courbe du fleuve’, n’est pas fan de la nouvelle Afrique.
Le récit se situe dans un pays jamais nommé qui se ressemble énormément à la République démocratique du Congo, appelée aussi Congo Kinshasha, qui acquit son indépendance de la Belgique en 1960. Mobutu renverse le gouvernement en 1965 et se maintiendra au pouvoir pendant 32 ans. Même si dans le livre le dictateur n’est jamais nommé, l’ascension au pouvoir et sa dérive dictatoriale, avec écrasement violent de toute opposition, des expropriations indiscriminés, des exécutions sommaires et publiques, ne laissent pas trop de doutes. Le pays passa à s’appeler Zaïre depuis 1971 dans un essai de s’éloigner de toute influence coloniale. Cette revanche du colonialisme est le thème central de ‘A la courbe du fleuve’, et on voit pourquoi le sujet peut incommoder.
Il y a une intrigue relativement simple et réduite centrée sur ce que va faire Salim dans ce pays, la gestion de son établissement, ses relations avec des européens, des africains et d’autres personnes de la communauté d’origine indienne, puis une histoire d’amour assez banale (et vers la fin très misogyne, vous êtes prévenus), mais le gros du livre c’est une exploration autour du désenchantement du post-colonialisme en Afrique (voir les citations ci-dessous). Si le sujet ne vous intéresse pas, pas besoin de prendre ce livre.
Malgré la controverse, certaines longueurs et redondances, et ce ton pessimiste et sans espoir, le livre est très intéressant et le style est beau. Il fait une analyse intelligente mais dérangeante de la situation tel qu’on pouvait la voir en 1979, moment de la publication du livre. C’est un regard pessimiste et dépassé, sans doute pas ce qu’on voulait entendre. Mais c’est aussi un avis honnête, réfléchi et posé.
Citations :
« Ce qu’on avait voulu, c’était simplement se débarrasser des anciens, effacer le souvenir des intrus. La profondeur de cette rage africaine, cette volonté de détruire, sans souci des conséquences, était effrayante. »
« L’Afrique, de retour à ses vieilles manières avec des outils modernes, allait devenir un endroit difficile pour quelque temps. C’était mieux d’interpréter les signes correctement que de garder l’espoir que les choses s’arrangent. » (Traduction improvisée)
« Si on n’arrive pas à les faire réfléchir, et à leur donner des vraies idées au lieu de simplement politique et principes, ces jeunes vont tenir notre monde dans la tourmente pour le prochain demi-siècle. » (Traduction improvisée)
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