(El lugar sin limites, 1967)
Traduction : Aline Schulman. Langue d’origine : Espagnol
⭐⭐⭐⭐
Ce que raconte ce roman :
Station El Olivo, Chili, années 50. Dans le lupanar de ce village poussiéreux qui a connu meilleurs jours, plusieurs personnages se croisent. Manuela, homosexuel travesti et sa fille, appelée la petite japonaise, ont hérité la maison de la japonaise, mère de la petite japonaise, morte quelques années auparavant. Manuela et sa fille gèrent ce prostibule de troisième catégorie, fréquenté par des hommes en quête d’échappatoire de leurs vies misérables. Don Alejo, propriétaire de presque tout le latifundio et dont la fortune est légendaire, protège Manuela et le bordel, mais le retour de Pancho Vega dans le village risque de créer des problèmes, et plonge Manuela dans l’angoisse. Pancho était venu un an avant, peu avant son mariage, et il avait bousculé Manuela et sa fille. Son caractère violent fait que autour de lui tout devient imprédictible et dangereux.
Traité sur le mal de vivre :
José Donoso fut un homme marié et père d’une fille adoptive, Pilar, qui écrivit une biographie de l’auteur en 2009 titré ‘Correr el tupido velo’, avec des extraits de ses journaux à l’appui. L’étude de cette correspondance privée de Donoso, témoigne d’un homme tourmenté par sa condition d’homosexuel, et troublé par un profond dégoût de soi lorsqu’il envisageait une vie hors du placard. On ne sait à quel point son homosexualité était refoulée, mais sans doute fut très mal vécue. Ce mal de vivre et cette insatisfaction permanente est sans doute la racine à partir de laquelle ce magnifique mais sombre roman a été créé.
Autant le dire tout de suite, ‘Ce lieu sans limite’ est un livre difficile et complexe. J’ai dû lire le premier chapitre deux fois (il fait à peine 5 pages), chose que je recommande, car c’est là où on présente tous les personnages, les lieux et les enjeux, mais le tout dans un langage assez alambiqué et pas forcément facile à suivre. Un des romans pionniers de ce qui vint s’appeler le boom latino-américain, ‘Ce lieu sans limite’, fait figure de proue avec ‘La ville et le chiens’ de Vargas Llosa’, ‘Marelle’ de Cortazar, ‘La mort d’Artemio Cruz’ de Carlos Fuentes et ‘Cent ans de solitude’ de García Márquez, parmi d’autres romans qui ont marqué l’histoire littéraire du continent au XXe siècle.
Donc, avec la volonté avant-gardiste du moment, le roman a un style recherché et une structure complexe, truffée des aller-retours dans le temps qui approfondissent sur le passé des personnages et témoignent de la chute de leurs espoirs. Il est narré à la troisième personne, mais beaucoup des digressions en monologue intérieur se mélangent dans le récit sans aucun préavis. Souvent, dans un même paragraphe, on peut trouver une phrase à la troisième personne, qui finit à la première personne comme s’il devenait monologue intérieur, et puis même la phrase peut sauter à un monologue intérieur d’une autre personne. Malgré cette complexité stylistique, on finit par se retrouver. A différence d’autres travaux de la même époque et mouvement, le roman n’a pas un brin de prétentieux, mais c’est plutôt authentique et sincère et, malgré la tristesse et désespoir qui véhicule, brille par sa touchante sensibilité.
Manuela, homosexuel travesti ou peut-être femme transgenre de l’époque, personnage qui dérange dans un univers où sa simple existence est un tabou, sera tiraillée entre ses folies artistiques et fêtardes et l’instinct de survie. La vielle Manuela est un personnage pathétique qui s’imagine en artiste glamoureuse, mais suscite plutôt la pitié et le dégout. Manuela s’acharne à exécuter ses performances parmi les ivrognes de la région, malgré que tout finit toujours en vexations, bousculades et violence. Manuela est peut-être une espèce d’alter-ego étrange du propre Donoso, avec un penchant flamboyant mais finalement assumé. Personnage très complexe, on dévoilera les différentes facettes de Manuela chapitre à chapitre, pour avoir une vision complète seulement à la fin du roman.
En plus de Manuela, tous les personnages ont des forts caractères et ils sont tous marqués par l’insatisfaction, ce mal de vivre qui leur porte à souhaiter d’être ailleurs. Personne n’est épargné de cette frustration vitale : Homosexualité refoulé, violence quotidienne, espoirs déchus, peur du vieillissement, de la mort, pauvreté, misère… Un profond mal-être se dégage de l’ambiance du roman, incarné par la métaphore de ce village isolé, laissé pour compte depuis la création d’une autoroute plus loin. El Olivo est un micro-cosmos de solitude et désespoir, qui sombre dans la décrépitude et l’abandon, comme les personnages qui le peuplent.
Cru et glauque, ce court roman de lecture un peu exigeante mais finalement pas si difficile que cela, laisse un goût amer par sa profonde réflexion sur l’insatisfaction de l’être humain.
Citation :
« Plus maintenant. Il ne restait plus aucun espoir qui pourrait lui faire mal, éliminant aussi la peur. Tout allait continuer ainsi comme maintenant, comme avant, comme toujours. »
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