(Dois Irmâos, 2000)
Traduction : Cécile Tricoire. Langue d’origine : Portugais (Brésilien)
⭐⭐⭐⭐⭐
Ce que raconte ce roman :
Manáos, Brésil, années 40 du XXe siècle. Omar et Yaqub sont deux frères jumeaux aux caractères opposés, qui se détestent depuis l’enfance. Omar faillit mourir à la naissance et pour compenser cela, il est choyé jusqu’à l’extrême par Zana, la mère, au point de délaisser l’autre frère, Yaqub. Après un affrontement par rapport à une fille que tous les deux souhaitaient, Omar agresse Yaqub avec une bouteille cassée, lui laissant une cicatrice sur le visage. Zana est mortifiée et Halim, le père, propose de les envoyer au Liban, pays d’origine de la famille, pour qu’ils grandissent et deviennent des hommes. Mais Zana est incapable de se séparer de son fils préférée Omar, et c’est Yaqub qui est envoyé seul au Liban, pays d’origine de la famille, où il restera quelques années. À son retour la haine entre les frères, loin de s’apaiser, n’aura fait que s’agrandir.
Jamais choisir entre ses enfants :
‘Deux frères’ est un fabuleux roman sur les liens de famille, et les ravages qui peut entrainer l’attitude des parents qui choisissent parmi ses enfants le plus méritant de leur amour. Le livre est narré par le fils de Domingas, la domestique, qui sera pour toujours tiraillé par l’idée qu’un des deux jumeaux pourrait être en réalité son père. Cette recherche d’identité et ce dilemme du narrateur accentue de façon brillante la brouille et le contraste entre les frères, nous plaçant constamment au cœur du drame de l’histoire, dans un exercice de storytelling saisissant.
Omar, le mouton noir, l’écorche-vif, est un personnage sombre avec peu des caractères rédempteurs, excepté peut-être son amour pour sa mère. Omar essaie de vivre à fond la vie, femmes, fêtes, alcool… Mais, très mal habitué depuis l’enfance, le vide de son âme ne se remplit jamais, un profond mal être le suit partout. Le lecteur aura du mal à empathiser avec lui et se trouver dans cet amour inconditionnel que la mère lui prête, et cependant tout est décrit d’une façon totalement crédible et réaliste, avec une introspection psychologique remarquable. Omar, sans le mériter le moins du monde, sera adulé et cajolé par Zana, la mère, tout le long de sa vie. Toutes ses fautes seront pardonnées et l’amour maternelle lui sera accordé sans aucune limite, malgré ses frasques constantes, sa fainéantise, sa violence, ses méchancetés, son égoïsme et la dilapidation de l’argent de la famille. Cet amour presque fusionnel entre la mère et le fils préféré va être le détonateur de la destruction de tout le clan.
Yaqub est beaucoup plus réfléchi, discret et posé. Son intelligence lui permettra de réussir à l’école et un futur brillant s’ouvre devant lui. Délaissé par sa mère, il ne verra pas d’autre option que quitter la maison et s’éloigner de la famille, incapable de comprendre cette distribution injuste de l’amour maternel, car c’est lui le plus obéissant et gentille des jumeaux. Une triste amertume et une voile de mystère suivra Yaqub, malgré sa réussite. La cicatrice permanente qui traverse son visage s’érige en métaphore de son incapacité de soigner les blessures du passé. Son renfermement sur soi ne lui permettra pas ni oublier ni pardonner.
À part ce contraste absolu entre les deux frères, le roman présente tout un ensemble de personnages plus au moins secondaires, décrits avec profondeur et réalisme, vivants en somme. Zana, la mère, incapable de se détacher de son obsession pour le fils qu’elle considère plus nécessiteux de son amour ; le père Halim, qui n’en peut plus d’Omar, ce fils qui en quelque sorte lui a volé sa femme, sa raison d’être ; Râina, la sœur, qui rejette tout homme dans sa vie car aucun prétendant ne sera jamais à l’auteur de ses frères, et qui semble être la seule qui aime les jumeaux de façon égale ; Domingas, la bonne, prisonnière en quelque sorte de la famille, enchainée à la maison pour ce fils dont les origines sont brumeux et par sa dévotion pour Yaqub. Et finalement, le propre fils de Domingas, le narrateur, qui recoupe son propre vécu avec ce que sa mère et le patriarche de la famille, Halim, lui racontent. Le narrateur sera porteur autant de la rancune du passé comme de la possibilité d’un futur sans haine.
Malgré ces allers et retours dans le temps, le roman avance progressivement de l’enfance vers la maturité de nos protagonistes, avec une maitrise totale de la narration, et une profondeur psychologique époustouflante. Totalement dépourvus du moindre manichéisme, tous ces personnages auront ses zones d’ombre et de lumière.
Même si le style littéraire n’est pas particulièrement originale, la prose de Hatoum est efficace comme un bon classique. Cette saga familiale fait penser énormément au travail du Nobel égyptien Naguib Mahfouz, notamment sa fresque cairote ‘Impasse des deux palais’. Il partage avec Mahfouz ce magnifique sens du visuel qui donne un sens au décor. La maison, le commerce de la famille, la ville Manáos, et même la jongle impénétrable qui l’entoure deviennent des éléments narratifs. Autant Mahfouz que Hatoum boivent à mon sens de la source Zola. En effet ce talent remarquable d’Émile Zola pour décrire le drame qui vient des failles des personnages, a trouvé aussi un digne héritier dans Milton Hatoum, un brésilien originaire du Liban, ici au sommet de son art.
Citation :
« La mémoire a beau tenter d’être fidèle au passé, elle invente toujours un peu, choisit de taire parfois. (…) Omissions, lacunes, oubli ? Ou désir d’oublier. Moi, je me souviens. J’ai toujours eu soif de souvenirs, d’un passé inconnu, rejeté sur je ne sais quelle grève d’un fleuve. »
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