Littérature des 5 continents : AmériqueJamaïque

Dire Babylone

Safiya Sinclair

(How to say Babylon, 2023)
Traduction :   Johan-Frédérik Hel-Guedj.   Langue d’origine : Anglais
⭐⭐⭐⭐

Ce que raconte ce roman :

Née en 1984 dans une famille jamaïcaine pauvre et rastafari, Safiya Sinclair est la première de quatre enfants. Howard, le père, compose et chante pour les touristes, qu’il déteste pour leur mode de vie sans moral. Il impose un strict credo rastafari dans la maisonnée, selon lequel les femmes, considérées impures, doivent se soumettre à ses dictats, et limiter tout contact avec le monde des blancs et leur entourage, ce qu’on appelle Babylone. Quand Safiya s’approche de l’adolescence, elle se tourne vers la poésie pour pouvoir s’exprimer et s’évader du quotidien étouffant de la maison.

Jah contre Babylone :

La vie de Safiya Sinclair est très marquée par le credo rastafari, et la discipline de fer, violence incluse, que son père imposa à la maison s’aggrava pendant l’adolescence de la jeune femme. À l’arrivée de ses règles, considérées impures, ce père qu’elle adorait en tant qu’enfant, devient difficile et tyrannique. Elle passera une bonne partie de sa jeunesse à attendre qu’il l’aime pour ce qu’elle est, échouant une fois et une autre. L’époque de Bob Marley passé, la carrière de Howard décline, et l’homme, dépité et frustré, va sévir davantage la discipline de la maison jusqu’à former sa propre secte.

Sinclair commença à écrire ce récit après son arrivée aux États-Unis, lorsqu’elle était encore relativement jeune, et les blessures étaient encore très vives. Conseillé par ses éditeurs, elle décida d’attendre quelques années avant de reprendre le récit. Malgré cela, on se demande si Sinclair avait assez de recul comme pour expliquer son histoire sans que le coté émotionnel l’emporte. Malgré la qualité irréprochable de l’écriture, les souvenirs de Sinclair sont un peu impactés par ce besoin totalement compréhensible de régler ses comptes avec son passé. Elle se présente presque toujours sur la meilleure des lumières, en tant que femme au sens moral irréprochable, tandis que presque tout le reste des personnages ont des zones d’ombre et de lumière.

Parfois les faits sont évoqués d’une façon schématique et sans nuances, comme pour les adapter à la narrative que l’autrice veut imposer. Par moments on croirait que la Jamaïque est un pays horrible sans aucune qualité rédemptrice, tandis que les États-Unis serait un pays merveilleux sans failles. Cette sensation, qui est sans doute celle vécue par la protagoniste et narratrice dans sa jeunesse, va se nuancer, sans spoiler, dans la dernière partie du récit, qui rattrape pas mal cette idée de livre écrit trop tôt qu’on peut avoir en lisant les premiers deux tiers.

Le thème de la résilience est central au récit, peut-être même au-dessus des sujets familiaux et d’identité. De façon très habile, Sinclair développe ce thème au fur et à mesure, présentant une jeune fille tiraillée entre une culture qui l’étouffe et emprisonne, et sa soif de liberté et son besoin de s’exprimer librement. Aux pôles extrêmes de ce dilemme on trouve le père et la fille. D’un côté, la culture Rastafari stricte incarné par Howard, et d’un autre côté, la poésie et l’expression littéraire, incarné par elle-même.

La culture Rastafari est décrite en détail dans le livre, seulement pour cela le livre mériterait la lecture, mais en plus c’est vraiment bien écrit. On apprend énormément sur le culte de Jah (Dieu) et l’idiosyncrasie rasta, mais attention la famille Sinclair peut différer d’autres familles rastafaris, car Howard applique les préceptes d’une façon trop orthodoxe. C’est intéressant de connaitre d’autres façons d’approcher cette culture, et dans ce sens, je recommande ‘Augustown’ du jamaïquain Kei Miller, absurdement traduit en français comme ‘By the rivers of Babylon’.

‘Dire Babylone’ est un livre difficile par le contenu mais superbement écrit, le talent de Sinclair pour le poétique se déverse dans une prose belle, limpide et puissante. Sans doute l’atout principal de ce magnifique livre.


Citation :

« La fille parfaite était humble et n’avait aucun penchant pour la vanité. Elle n’avait pas de besoins, mais elle s’occupait des besoins des autres, et allaitait une armée de puissants guerriers de Jah. La fille parfaite s’asseyait à l’ombre des pommiers et attendait qu’on l’appelle, l’esprit vide. Elle ne suivait d’autre dieu que son père, jusqu’à ce que son mari en prenne la place. La fille parfaite n’était rien de plus qu’un réceptacle pour la semence de l’homme, une argile immaculée attendant l’empreinte du doigt de Jah. »

0 Comments

Submit a Comment

Your email address will not be published. Required fields are marked *

Une prière pour Owen

Une prière pour Owen

John Wheelwright raconte sa jeunesse dans une petite ville dans le New Hampshire. Parmi tous les faits principaux de sa vie (Ses années au collège, ses premiers amours, son père absent, la guerre du Vietnam), John reviendra inlassablement sur son amitié inébranlable avec un personnage singulier : Owen Meany. Owen est un jeune homme de très petite taille à la voix particulière qui, absolument convaincu d’être l’instrument de la volonté de Dieu, se voit prédestiné à un destin héroïque.

read more
L’œuvre de Dieu, la part du diable

L’œuvre de Dieu, la part du diable

Maine, États-Unis, années 1920. Le docteur Wilbur Larch, obstétricien, décrié après la pratique d’un avortement, a fui Boston pour s’installer à St Cloud’s dans le Maine. Dans cet hospice un peu à l’écart Larch pratique des accouchements mais aussi des avortements.

Homer Wells est un des orphelins nés à St.Cloud’s. Tandis qu’on essaie de trouver un foyer qui puisse l’adopter, le gentil garçon s’attache de plus en plus au docteur et à son travail.

read more
L’hôtel New Hampshire

L’hôtel New Hampshire

John Berry est le narrateur et le troisième des cinq enfants du couple Berry. On suit les péripéties de cette famille, l’histoire d’amour des parents, comment ils ont adopté l’ours, l’histoire de leur chien Sorrow et leur rêve de monter un hôtel de famille, le ‘New Hampshire’. Le long d’une trentaine d’années, à travers plusieurs continents et 3 hôtels, ces cinq enfants vont grandir dans une ambiance extraordinairement libre et hors norme.

read more
Le monde selon Garp

Le monde selon Garp

(The World According to Garp, 1978)Traduction :  Maurice Rambaud.   Langue d’origine : Anglais⭐⭐⭐⭐⭐ Ce que raconte ce roman : Jenny Fields, est infirmière pendant la deuxième guerre mondiale, quand elle fait la rencontre d’un sergent moribond nommé T. S. Garp. Avec un...

read more