Littérature des 5 continents : AmériqueArgentine

Le baiser de la femme araignée

Manuel Puig

(El beso de la mujer araña, 1976)
Traduction :   Albert Bensoussan.   Langue d’origine : Espagnol
⭐⭐⭐

Ce que raconte ce roman :

Buenos Aires, 1975. En pleine dictature, deux hommes très différents partagent la même cellule dans une sordide prison. Luis Molina est un homosexuel efféminé accusé de corruption de mineurs, qui parle de lui-même au féminin, tandis que Valentín Arregui est un prisonnier politique, qui complote avec des groupes clandestins pour mener la révolution et renverser le gouvernement.

L’un s’évade de la réalité, l’autre voudrait la changer :

La structure de ce roman est extraordinairement simple, c’est un peu comme une œuvre de théâtre, un huis-clos à deux personnages. D’ailleurs, une adaptation théâtrale a été jouée avec succès dans les années 90. Le parti pris est simple mais risqué : Tout miser sur le contraste entre les deux hommes, sans jamais vraiment nous dévoiler sa vraie pensée. Il n’y a pas de narrateur, ni à la première ni à la deuxième ni à la troisième personne. Aucune description. À quelques exceptions près (voir plus bas), la totalité du livre est composé des dialogues. Ces dialogues traitent de la vie quotidienne dans la prison et aussi des films que Molina raconte à Valentín pour faire passer le temps tout en rêvant d’ailleurs. Ce n’est que à travers quelques bribes de dialogue qu’on découvre des éléments-clés du passé et de la vie et ambitions de nos deux protagonistes.

Molina est un personnage rêveur mais un peu fataliste, qui passe son temps en prison à vouloir s’évader dans sa pensée. Valentín est aussi humaniste mais plus terre à terre, il ne veut pas s’évader de la réalité, il veut la changer. Valentín est plutôt concentré sur la révolution, il est discipliné et travaille en silence, toujours sur ses livres et ses projets clandestins. Mais petit à petit Valentín se laisse emporter par les histoires que Molina raconte, et même il en redemande. Car Molina est un cinéphile assez extravagant, avec un gout par les films de série B très classe, comme ‘Cat People’ ou ‘I married à Zombie’ de Jacques Tourneur. Il raconte ces films avec tout luxe de détails et émotions, en soulignant toujours les qualités des femmes protagonistes qu’il admire autant, s’attardant sur leur glamour, leurs habilles, et leur tempérament, mais surtout en s’attachant à la dignité avec laquelle elles sacrifient tout pour l’homme qu’elles aiment.

À la différence de Valentín, qui voudrait que la femme soit l’égal de l’homme, Molina voudrait être comme une des protagonistes de ces films, disposé à tout sacrifier héroïquement pour son homme, mais tout en restant digne et belle. Même si Molina est expliqué comme un homosexuel efféminé qui, comme beaucoup à cette époque, parle au féminin (notamment avec ses amies folles), il semble plus probable que Molina soit tout simplement une femme transgenre, car ainsi semble se décrire lui/elle-même (voir citation plus bas). Difficile donc de cerner complètement ce personnage, d’autant plus que le roman date de 1976, et en Argentine, à cette époque, l’univers LGBTQ+ était encore en phase embryonnaire.

C’est un très beau roman, qui nous offre un contraste saisissant entre deux façons de voir le monde, mais qui réussissent à établir une connexion intime. La technique de découvrir les personnages à travers les lignes de dialogues est très subtile et réussie. On sera très touchés par cette histoire d’amitié, et en quelque sorte d’affection, qui s’établit entre les deux hommes. Mais j’ai quand même un bon bémol. Ce serait toutes ces digressions qui sont parsemés dans le récit : Tout d’abord, les notes à pied de page qui regorgent des théories sur l’homosexualité de l’époque, complètement dépassés et qui rajoutent peu ou rien au récit.

Aussi, par moments on a quelques parties du récit en stream of consciousness, on est dans la psyché d’un des deux personnages et sa pensée chaotique se dévoile en directe. Aucune de ces incartades ne rajoute rien d’intéressant au récit, plutôt elles réexpliquent choses déjà comprises de façon plus subtile à travers les dialogues, et nous éloignent de l’axe central du récit. On sent que Puig a rajouté ces notes et ces passages, avec l’idée d’être un peu plus ‘créatif’ et d’éviter un roman composé exclusivement de dialogues. Or, selon mon avis, un roman dialogué dans sa totalité aurait fonctionné beaucoup mieux dans ce cas-ci.

Le roman fut banni en Argentine et dut attendre la traduction en Anglais pour faciliter une diffusion plus large dans sa langue originale. Une belle adaptation cinématographique fut réalisée par Hector Babenco en 1985, avec Raul Julia et William Hurt dans les rôles principaux. William Hurt rafla tous les prix de l’année, Oscar et Cannes compris, campant le personnage de Molina avec sensibilité, retenue et maîtrise.


Citation :

« — Pour tous les homosexuels, c’est ainsi ?
— Non, il y en a qui tombent amoureux entre eux. Mais moi et mes amies, nous sommes femmes. Ces petits jeux ne nous plaisent pas, ce sont des choses d’homosexuels. Nous autres, nous sommes des femmes normales, qui couchons avec des hommes. »

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