Littérature des 5 continents : AmériqueColombie

L’oubli que nous serons

Héctor Abad Faciolince

(El olvido que seremos, 2006)
Traduction :   Albert Bensoussan.   Langue d’origine : Espagnol
⭐⭐⭐⭐⭐

Ce que raconte ce roman :

Medellin, Colombie, années 60. Dans une maison remplie de femmes, sa mère, ses cinq sœurs, une tante, une bonne sœur et des bonnes, la seule référence masculine pour l’unique garçon de la maison sera celle du père, le médecin Héctor Abad Gómez. Cet homme droit et charismatique sera admiré, adoré et respecté pour le jeune enfant qui deviendra l’écrivain. Et cet enfant, prénommé Hector aussi, sera en retour admiré, adoré et respecté par son père. La relation du père et du fils le long de toute une vie est la base de ce récit autobiographique.

Dans cette période convulse de l’histoire récente de la Colombie, la figure du Docteur Abad sera une source permanente de lumière malgré les ombres qui se cernent sur le pays et sur la famille.

Hommage à la mémoire et à la vie d’un père exemplaire :

Abad Faciolince déclare dans un passage de ce livre que « son souhait le plus cher était de rendre hommage à la mémoire et à la vie d’un père exemplaire ». C’est chose faite, le roman lui rend un hommage vibrant et très émouvant. Héctor Abad Gómez (1921-1987) fut un homme admirable, droit et aimant, professeur de l’Université de médicine, optimiste et très progressiste, défenseur infatigable des droits de l’homme, totalement engagé pour ses idées, notamment l’amélioration de la vie et la salubrité dans les quartiers les plus misérables, l’accès à l’eau potable, l’assainissement du réseau des égouts et toute politique de santé publique qui favorisait les défavorisés. Cela ne manqua pas de créer quelques inimitiés qu’il bravera toujours avec panache et dignité. Il fut un homme remarquable.

Le contexte historique du roman est important notamment lors qu’on approche la dernière partie du récit. Suite à ses discours enflammés et à ses critiques sans ambages de la cruauté institutionnelle, Héctor Abad Gómez dérangeait. Il était devenu une cible des groupes paramilitaires qui s’affrontent aux guérillas marxistes lors du conflit armée Colombien, et il en était conscient. Il fut assassiné en août 1987. Son fils, qui alors n’était pas un écrivain connu, prit la route de l’exile. Le titre ‘El olvido que seremos’ reprend un extrait d’une poésie de Jorge Luis Borges que le Docteur Héctor Abad Gómez gardait dans sa poche au moment de l’assassinat.

Le roman est un exercice remarquable de maîtrise et retenue, car les faits sont forts et touchants et l’histoire est remplie de drame, mais l’approche est très pudique et intelligente. Abad Faciolince dit avoir pris quelques années avant de se lancer dans l’écriture de cet hommage, justement pour pouvoir prendre du recul et éviter que la narration ne tombe pas dans les ficelles du sentimentalisme ni de la larme facile. Abad déjoue avec aplomb tous les pièges qui pourraient s’attendre d’un récit aussi émotif. Sans aucun sentimentalisme mais avec une sensibilité vraiment fabuleuse, ce livre est un petit bijou de tendresse et d’émotion.

Mis à part les côtés plus émouvants du roman, son plus grand atout est la représentation de la figure de son père comme un phare de lumière qui permettrait de traverser les ténèbres. Tandis que le livre ne ménage pas ni les drames qui touchent cette famille, ni le climat violent dans la rue, ni les complexes problèmes du pays, le point de vue sera toujours résolument positif grâce à l’espoir transmis par cet homme formidable.

Les aspérités et défauts du personnage central, sont traités avec humour et détachement. Seul petit hic du roman à mon sens est un manque de développement du personnage de la mère, femme unique et brillante en soi, mais qui ne prend jamais du vrai poids dans le récit. Comme bonne femme de son époque, elle vécut dans l’ombre de son mari, mais son courage incroyable, même si affiché dans le livre, méritait peut-être quelques pages de plus.

Ce couple aimant fonctionnait justement par ses contrastes marqués et sa complémentarité, chacun ayant ce qui manquait à l’autre. Tandis que lui était très progressiste dans ses idées mais petit bourgeois dans l’intimité, Cecilia était plutôt dévote et conservatrice idéologiquement mais rageusement féministe dans le cœur. Elle avait un sens pratique très développé qui finalement permettait d’imposer son critère de façon implacable. Quand son mari commença à avoir des ennuis avec l’extrême droite au gouvernement, elle se lança dans un négoce qui prospérait suffisamment pour permettre que son mari garde l’indépendance idéologique, et ne soit redevable de personne. L’histoire de cet amour est narrée avec autant de respect que d’émerveillement. Dans la plume de Abad Facioline ses parents s’aimaient et s’admiraient profondément.

Le livre fut adapté au cinéma en 2020, par le réalisateur espagnol Fernando Trueba, avec Javier Camara dans le rôle d’Héctor Abad Gómez. Le documentaire ‘Carta a una sombra’ (Lettre à une ombre), réalisé en 2015 par Daniela Abad, fille de l’écrivain, prenait également l’inspiration dans le livre. Il est disponible dans sa langue originale ici :


Citation :

« (…) je sais que mon père aurait joui plus que personne en lisant toutes ces pages qui n’arriva pas à lire. Qui ne lira jamais. C’est l’un des paradoxes les plus tristes de ma vie : presque tout ce que j’ai écrit, je l’ai écrit pour quelqu’un qui ne peut pas me lire, et ce livre même n’est rien d’autre que la lettre adressée à une ombre. »

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