(1995)
Langue d’origine : Français
⭐⭐⭐
Ce que raconte ce roman :
Le livre retrace exactement les évènements du roman ‘Les hauts de Hurlevent’ de Emily Brontë, en les transposant aux Caraïbes, principalement en Guadeloupe, vers la fin du XIXe siècle.
Hubert Gagneur est un mulâtre veuf qui s’occupe de ses deux enfants, Cathy et Justin, vivant tous les trois isolés dans le domaine ‘L’engoulvent’. Un jour il ramène un petit garçon d’un noir profond, qu’il a trouvé abandonné dans les roseaux. Gagneur sera conquis par la vivacité du gamin et s’y attachera de suite, l’appelant Rayzé. Son fils Justin deviendra fou de jalousie, se sentant délaissé par son père et aussi par sa sœur, car Cathy et Rayzé vont devenir inséparables et tisser une tendre et exclusive amitié, aux accents romantiques marqués.
Des années plus tard, Justin, maintenant maître des lieux, chassera Rayzé du domaine et mariera sa sœur Cathy avec Aymeric de Linsseuil, appartenant à une famille blanche très aristocrate habitant au domaine des Belles-Feuilles. Rayzé, fou de rage et désespoir, avec le cœur brisé par ce que considère la trahison de sa bien-aimée, quitte la Guadeloupe. À son retour au pays, quelques années plus tard, on comprendra vite que sa soif de revanche ne s’est jamais atténuée.
La vengeance créole de Heathcliff :
Le roman ‘La prisonnière des Sargasses’ (1966) de Jean Rhys prenait le classique ‘Jane Eyre’ de Charlotte Brontë comme à point de départ pour transposer une partie de l’histoire aux Antilles. Maryse Condé l’avait lu et elle en fut inspirée pour faire une opération similaire avec le seul roman de la sœur de Charlotte, Emily. ‘Les hauts de Hurlevent’ (1847) en est adapté avec un respect méticuleux, pas seulement à niveau intrigue (même si ‘La migration des cœurs va rajouter l’histoire de la deuxième génération), comme à niveau atmosphère (le vent, la désolation et l’isolement, sont sujets chers aux deux romans), mais surtout à niveau personnages : La rage inapaisable et l’absence d’empathie de Heathcliff (ici Rayzé), tourmenté par la trahison de Cathy et alimenté par une avide soif de vengeance, trace un parallèle absolu entre les deux romans. ‘La migration des cœurs’ est plus qu’une digne adaptation créole de ‘Wuthering heights’, c’est un très beau roman en soi.
Le racisme est un des sujets clés du livre. Le contexte de la fin du XIXe siècle avec l’Indépendance de Cuba à l’horizon et la fin de l’esclavage, donnent une tonalité très convulse au roman. Les noirs Guadeloupéens, n’ont plus des maîtres mais sont toujours soumis au pouvoir blanc, et le racisme et la division de classes en fonction de tonalité de la peau continue. C’est le terrain fertile pour l’éclatement de la révolte.
Il y a dans ‘La migration des cœurs’ un débat sur l’hérédité des traits de caractère. C’est l’idée derrière le titre, selon les propres mots de Condé (« J’ai vu dans ce titre une manière d’exprimer que l’histoire se répétait ; il y avait une première génération avec Cathy qui était aimée par Razyé et par de Linsseuil et une deuxième génération »). Mais attention certains passages peuvent vous laisser perplexes, on assume de façon claire qu’un héritage africain peut se révéler sous forme de violence, haine, rage et insatisfaction permanente.
C’est le cas de Rayzé et Cathy, et de multitude de personnages dans le roman (à différence de ‘Wuthering Heights’ ici on continue cette histoire de haine ancestrale avec une deuxième génération). Malgré tous les essais de se ranger et de s’adapter à la civilisation, ils verront comment leur vraie nature noire et sauvage l’emporte. C’est un peu comme dans Les Rougon-Macquart de Zola, et le mal héréditaire qui se passe de génération en génération. Sauf qu’ici cela s’associe tout simplement à la génétique africaine et noire. Bien entendu, la réflexion de Condé sur le racisme est beaucoup plus nuancée et réfléchie, mais, soyez avertis, une lecture au premier dégrée peut créer une sensation étrange. Après tout Emily Brontë décrivit Heathcliff comme « plus noir que le diable ».
Ce roman de Maryse Condé, comme celui de Emily Brontë, n’hésite pas à nous plonger dans les coins le plus sombres de la psyché humaine, et à décrypter les mécanismes de la domination et la cruauté entre êtres humains. L’atmosphère indomptable, la haine décharnée et la sensualité débridée, nous renvoient dans la désolation et la non communication. Cela, comme chez Brontë, est symbolisée par des paysages agrestes, solitaires et balayés par les vents et les cyclones.
Le roman bénéficie d’une structure solide, avec certaines analepses (Le roman commence avec le retour de Cuba du nouveau riche Rayzé/Heathcliff pour revenir en arrière après), et une narration agrémentée avec les voix narratrices de plusieurs personnages secondaires, qui rajoutent un côté polyphonique au récit, en l’enrichissant des couleurs différents (à la façon du romancier anglais du XIXe, Wilkie Collins, auteur de ‘Pierre de Lune’, habitué de la multiplicité de points de vue de la narration). Avec une richesse lexique considérable, le roman mélange plusieurs éléments de langage créoles, qui ne nuisent en absolu sa compréhension, mais plutôt contribuent au dépaysement et l’authenticité de sa narration.
‘La migration des cœurs’ fut traduit à l’anglais sous le titre de ‘Windward Heights’ par le mari et traducteur habituel de Maryse Condé, Richard Philcox, en évitant le terme ‘nègre’ (le remplaçant souvent par ‘man’), assumé complétement dans la version française originale.
Citation :
« Je dis ‘chez moi’ pour parler comme tout le monde. Mais je n’ai pas de pays. C’est en Guadeloupe qu’on m’a trouvé nu comme un ver et braillant plus fort qu’un cochon qu’on égorge, en plein milieu des razyés. Mon nom vient de là. »« Je dis ‘chez moi’ pour parler comme tout le monde. Mais je n’ai pas de pays. C’est en Guadeloupe qu’on m’a trouvé nu comme un ver et braillant plus fort qu’un cochon qu’on égorge, en plein milieu des razyés. Mon nom vient de là. »
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