Littérature des 5 continents : AsieGéorgie

La huitième vie

Nino Haratischwili

(Das achte Leben (Für Brilka), 2014)
Traduction : Barbara Fontaine et Monique Rival. Langue d’origine : Allemand
⭐⭐⭐⭐⭐

Ce que raconte ce roman :

Allemagne, 2006. Niza Iachi reçoit un appel depuis la Géorgie, le pays qu’elle a quittée quelques années auparavant, pour ne jamais retourner. C’est sa mère Elene, qui la supplie de partir à la recherche de sa nièce Brilka, qui, à 12 ans, s’est échappée de l’hôtel d’Amsterdam où elle séjournait avec une troupe de danseurs Géorgiens. Le récit part un siècle en arrière, car Niza essaie de reconstruire l’histoire de la famille Iachi, commençant par son arrière-grand-mère Stasia, née l’année 1900, fille d’un chocolatier possédant la recette d’un chocolat onctueux aux propriétés fantastiques.

Saga familiale qui traverse l’histoire de la Géorgie le long du 20ème siècle :

Toute l’histoire de la Géorgie et du monde soviétique se donne rendez-vous dans cette flamboyante saga familiale, incroyablement feuilletonesque, remplie de drame et de noirceur, mais aussi de personnages lumineux et splendides. Dès la naissance de Stasia en 1900, les péripéties de la famille Iachi épousent celles du 20ème siècle dans ce côté du monde. Tout y passe : La révolution bolchevique et la chute des tsars, Lénine, les guerres mondiales, Staline, la guerre froide, l’invasion ruse de Prague en 1968, la dissidence, la Perestroïka de Gorbatchev, le démembrement de l’ancienne URSS, et la guerre pour l’indépendance de l’Abkhazie dans le territoire Géorgien. Même le bras droit de Staline, Lavrenti Beria, appelé ici le petit grand homme, joue un rôle important dans le développement de l’histoire.

Avec son débordante ambition littéraire, le roman voyage le long de plusieurs républiques soviétiques, ainsi que dans plusieurs villes Européennes : Berlin, Paris, Londres, Amsterdam, Prague… Malgré que tous les personnages soient balancés d’un coté à l’autre du monde et de l’échiquier dramatique du roman, ce côté foisonnant est totalement maîtrisé. Toutes les lignes et arcs narratifs sont soignés et même certains personnages qu’on avait vus que très épisodiquement, vont refaire surface, parfois plus de 500 pages après, percutant l’intrigue à des moments-clé, pour trouver clôture à leurs arcs narratifs.

‘La huitième vie’ est comme une série Netflix à multiples rebondissements, où chaque saison on doit trouver des nouveaux défis à chaque personnage, sans négliger aucun. Sauf qu’ici, rien ne semble improvisé. On sent clairement que le plan et la structure narrative sont extraordinairement solides et tout a été méticuleusement préparé à l’avance.

Cette narration torrentielle et imparable a sans doute un effet très accrochant, mais c’est le travail sur les personnages le plus grand atout du roman, notamment les femmes, presque toutes des figures tragiques. Chaque Iachi aura son caractère très distinct et différencié, avec ses failles et ses vertus, et sa façon distincte d’aborder les crises, ce qui entrainera les enjeux narratifs du récit. Au fur et à mesure que le siècle avance, les personnages se développent et murissent devant le lecteur, restant toujours crédibles et authentiques, souvent succombant à ses démons, toujours victimes de ses propres faiblesses. Impossible de s’attarder sur chacun sans trop spoiler, mais j’ai un petit faible par Kitty Iachi, l’éternelle rebelle. Malgré ses débuts quelque peu effacés dans l’ombre de son frère Kostia, Kitty est probablement le personnage qui évolue le plus dans le roman.

Une autre famille, les Eristavi, orbitera autour des Iachi. Depuis la rencontre entre Stasia Iachi et Scopio Eristavi, chaque génération aura ses doses d’affrontement et de drame. Les descendants des Eristavi seront haïs par les hommes mais aimés par les femmes de la famille Iachi. Cette dynamique opposée se répète plusieurs fois dans le livre, créent multitude de passerelles narratives, des passions, des haines croisés et des blessures qui mettront des générations à cicatriser.

C’est possible que certains lecteurs trouvent ce roman un peu excessif, mais à mon avis ce marqué côté tragique reste paradoxalement assez sobre émotionnellement parlant. C’est indéniable que Haratischwili tire sans trop de retenue des ficelles et ressorts dramatiques, arrivant jusqu’à la limite de la vérisimilitude, mais cela est fait avec classe et honnêteté. Dans ce gros pavé de 1200 pages, ils se passent des milliers des choses : De l’amour, de la haine, des guerres, des morts, des viols, des exils, imbriquant astucieusement la petite histoire dans la grande histoire. Le roman facilite le contexte historique de chaque situation avec des courts paragraphes explicatifs et, du même, Haratischwili rafraîchit la mémoire du lecteur à certains moments où il pouvait s’égarer dans les méandres de la narration. L’arbre généalogique de la famille Iachi fourni au début de l’édition française a été très utile, et j’ai relu à trois reprises le premier chapitre du livre, mais la réalité est que le roman est tellement bien ficelé que par peu qu’on reste connectés on ne s’y perd jamais.

‘La huitième vie’ est un cousin lointain de ‘Le chapiteau vert’ de Ludmila Oulitskaya, une autre fabuleuse saga qui se déroulé le long de plusieurs décades dans l’univers soviétique. Même si le roman de Oulitskaya brillait pour sa complexe structure avec une timeline éclaté, la clé de la réussite littéraire de ‘La huitième vie’ sied autant dans l’incroyable vitalité de ses personnages que dans le rythme et la force épique de sa narration.


Citations :

« (…) ils m’acceptaient comme j’acceptais tout, comme j’acceptais ma vie, qui ressemblait à une sourde progression. A un chemin ne menant nulle part. »

 

« (…) elle rouvrit les yeux pour échapper à ses fantômes, mais la réalité aussi semblait pleine de fantômes. »

0 Comments

Submit a Comment

Your email address will not be published. Required fields are marked *