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Le chapiteau vert

Lioudmila Oulitskaïa

(Зеленый шатер, 2010)
Traduction : Sophie Benech.   . Langue d’origine : Russe
⭐⭐⭐⭐⭐

Ce que raconte ce roman :

Moscou, 1953. Staline meurt. Le roman suit une multitude de personnages mais se centre sur les vies de trois jeunes garçons : Ilya, Sania et Micha. Le combat face aux bullies de l’école solidifie leur amitié, mais c’est Victor Yulievich, leur professeur de littérature, qui aura une influence cruciale sur eux et les inspirera à penser librement. Tous les mercredis le professeur retrouve ses étudiants et forment un solide groupe de passionnés par la culture et la littérature russe.

Les enfants grandissent et avec l’âge adulte arrivent des nouvelles joies et déceptions. Ilya rêve de faire des études de cinéma et développe sa passion pour la photo. Micha continue son dévouement pour la littérature et cherche à devenir professeur. Samia rêve d’une carrière dans la musique classique. Petit à petit les trois jeunes hommes vont rentrer en contact avec la dissidence, et collaboreront dans l’édition des samizdats, ces magazines critiques avec le régime soviétique. Cet engagement va compliquer leurs vies et celles de leur entourage.

L’histoire en grand expliquée à travers les vies des petits gens :

‘Le chapiteau vert’ est un merveilleux et ambitieux roman à la structure relativement complexe mais qui finit par se lire aisément tant qu’on arrive à garder en mémoire l’essentiel de la vie d’un bon ensemble de personnages. Si, comme moi, vous n’aimez pas prendre des notes, je recommande ne pas trop rallonger cette lecture dans le temps, il vaut mieux peut-être chercher quelques jours où on aurait vraiment du temps pour la lecture, histoire de ne pas trop perdre le fil. On est dans un roman russe donc les personnages ont un nom de famille, un nom d’usage et un diminutif affectif. Pas d’inquiétude, car même sans guide de personnages je suis arrivé à suivre toutes ces incalculables vies (ou la plupart), car on reprend souvent la narration à des endroits connus, et Oulitskaïa prend soin de nous rappeler les clés de chaque personnage à chaque nouvelle réapparition, et alterne sagement l’utilisation de nom et des prénoms.

Le récit se structure par chapitres presque indépendants, comme des courtes nouvelles, dans lesquels on suit un pan de vie d’un ou plusieurs personnages, et où ils peuvent apparaitre d’autres personnages en rôles secondaires ou épisodiques. Les chapitres s’enchainent d’une façon non linéaire, faisant constamment des allers-retours dans le temps, entre les 43 ans que séparent la mort de Staline (1953) et celle du poète Bronsky (1996). Beaucoup de chapitres sont même centrés sur des personnages très secondaires, et parfois les personnages principaux feront seulement un bref passage ou rien du tout.

Par exemple, sans spoiler, on connait Ilya dès son enfance, puis dans un chapitre 100 pages après on est témoins d’une époque très tardive de son mariage avec Olga et on se demande si on a raté des évènements. Puis encore 100 pages plus tard on revient en arrière jusqu’aux débuts de leur romance vu du point de vue d’Olga, puis 150 pages plus tard, on voit la même romance du point de vue d’Ilya. Et puis l’histoire de ce couple va suivre avec plus de développements en avant et en arrière dans le temps. Ne vous effrayez pas, ce n’est pas perché, c’est fascinant.

On n’aura pas une bonne vue de l’ensemble du tableau jusqu’à bien dépassé la moitié du livre. Mais c’est dans cette structure chaotique seulement en apparence, où il réside le charme incroyable de ce roman. Petit à petit toutes ces petites nouvelles/chapitres et ce nombre incalculable de personnages qui se croisent et se recroissent finissent pour composer un énorme puzzle, qui nous donne une vision globale absolument saisissante. C’est une fresque géante qui prend vie devant nous yeux. L’autrice décortique de façon érudite mais accessible tous les effets du régime soviétique sur les citoyens, le développement de la dissidence, et les mécanismes mis en place par le pouvoir pour l’enrayer, tout en restant à niveau de l’humain, très près des personnages et leurs émotions.

Oulitskaïa exhibe un talent remarquable dans la description des personnages, leurs sentiments, leurs peurs et leurs ambitions. Malgré un nombre très élève de personnages, l’écrivaine sait nous dessiner exactement le trait de caractère qu’il faut pour saisir les motivations de chacun, et c’est cela qui va déclencher toute l’intrigue du roman. L’action n’est pas imposée aux personnages, c’est parce que les personnages sont comme ils sont que leurs réactions feront avancer le récit. C’est classe.

Le long de ces presque 800 pages les thématiques sont très différentes : La dissidence, la passion pour la littérature et la musique, l’amour, la famille, le deuil, le KGB, l’exil, la peur de la dénonciation, l’injustice et le côté arbitraire des institutions. Le roman mélange les intrigues politiques avec des enjeux plus émotionnels. Mais, au-delà du décorticage de la dissidence et la description de ce pays et cette époque, le vrai sujet du roman est sans doute l’amitié. Peu importe le climat d’angoisse et de dénonciation qui teint toute la vie russe dans la deuxième partie du XXe siècle, nos trois héros vont rester soudés contre toutes les vicissitudes. Car même si la vie les sépare et les lance des défis constants, Ilya, Samia et Micha trouveront toujours des espaces d’entente pour célébrer leur amitié.

Oulitskaïa jongle de façon très habile entre l’historique et l’émotionnel. Son style sobre et élégant rempli d’humanisme et mélancolie, s’inscrit dans la tradition russe du XIXe et concrètement dans la lignée de Tolstoï. Comme le géant des lettres russes, l’autrice réussit à expliquer l’histoire en grand à travers les vies des petits gens. Fabuleuse réussite.


Citation :

« Les gens meurent sous n’importe quel régime. Oh, à quoi bon y penser à ça ? Il y a de plus en plus de passé et de moins en moins d’avenir… »

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