(Bumi Manusia, 1980)
Traduction : Dominique Vitalyos. Langue d’origine : Indonésien
⭐⭐⭐⭐
Ce que raconte ce roman :
Surabaya, Java, 1898. Minke est un jeune indigène, scolarisé au prestigieux lycée HBS, normalement réservé aux expatriés étrangers, principalement européens, et à des jeunes métis. Minke, étudiant brillant et très intelligent, est cependant marqué par le racisme et classisme qui gère toute la société javanaise. Poussé par Robert, un copain de classe qui veut lui présenter son coup de cœur amoureux, Minke entrera en contact avec l’étrange famille Mellema, qui habite une grande demeure à Wonokromo. Le père, Herbert, est un riche néerlandais qui a laissé sa femme et son enfant légitime aux Pays-Bas et vit en concubinage avec Nyai Ontosoroh, femme indigène, extraordinairement cultivée et polie qui n’a cependant aucun droit sur ses enfants Annelies et Robert (un autre Robert). Absolument fasciné par la personnalité attachante de Nyai, Minke se trouve totalement à l’aise dans cette maison unique, et il commence bientôt à développer des sentiments amoureux vis-à-vis Annelies, la fille qui a ravi le cœur de son ami Robert.
Bildungsroman sur fond de tension social dans la colonie néerlandaise :
Il s’agit d’un roman d’apprentissage, qui retrace le passage à l’âge adulte de Minke, et sa prise de conscience de l’injustice social dont il est victime. Amants de l’action, soyez avertis, c’est un roman relativement long, dans lequel il se passe peu de choses. Il y a une histoire d’amour, avec un certain coté feuilletonesque, mais principalement celle reste un roman axé sur les personnages, leur psychologie, leur conditionnements sociaux, et les complexes liens et équilibres qui se produisent entre eux et leur entourage, plutôt qu’un roman à rebondissements.
Dès le début de ce roman les enjeux raciales et sociétales sont clairement présentés. Dans la hiérarchie impitoyable de la société javanaise, les européens ont plus de droits que les métis, qui à leur tour sont supérieurs vis-à-vis des indigènes, qui se trouvent tout en bas de l’échelle. Les personnages de Minke et Nyai, tous les deux indigènes, sont très instruits et souvent plus intelligents, cultivés et bienveillants que les personnages d’origine européen ou métis de leur entourage. C’est ce contraste qui va créer la plupart de tensions dans ce magnifique roman, soit par la jalousie des classes dominantes vis-à-vis de la supériorité morale de Minke ou de Nyai, soit par le caractère raciste et classiste des institutions de la colonie, notamment la justice.
Car c’est la justice, ou plutôt l’injustice, le sujet clé de ce roman. En contraposant la justice officielle, vue comme rétrograde et souvent complètement injuste, à la justice morale, basée sur un humanisme profond qui transperce le long de toutes les pages du récit, Pramoedya Ananta Toer arrive à transmettre sa vision idéaliste d’une société égalitaire, dans lequel race, classe ou genre ne devrait avoir aucun impact sur les droits des individus. Le mépris de la condition féminine dans la société javanaise de la fin du XIXe, souvent reléguant la femme à un rôle passif et dépourvue de droits, sera donc, un autre des thèmes développés dans le roman.
Avec des personnages profonds et incroyablement attachants, et une vision très lucide sur les enjeux sociaux, ce livre est un régal de sensibilité. Critique sans appel de la société coloniale, basée sur un système archaïque dans lequel le colon est au-dessus de l’indigène et la femme est complétement soumise à l’homme, ‘Le monde des hommes’, premier volet d’une tétralogie appelé ‘Buru Quartet’, met l’homme face à ses contradictions et ses cotés le plus sombres, sans pour autant cesser de montrer une lumière d’espoir à laquelle on peut s’accrocher pour traverser les ténèbres.
Pramoedya Ananta Toer, plus connu comme Pram, est par excellence le plus réputé des écrivains indonésiens. Pressenti à plusieurs reprises pour le prix Nobel, son propre gouvernement mit la pression pour empêcher cette distinction, qui malheureusement ne lui fut jamais décernée. Emprisonné à plusieurs reprises par ses liens avec la mouvance communiste et ses critiques contre le gouvernement en place, Pram fut une fois de plus détenu en 1965, lors du coup d’état qui mit au pouvoir le dictateur Suharto. Pram resta plus de quatorze ans dans la prison de Buru, où il imagina, raconta et puis finalement écrivit ‘Le monde des hommes’, premier volume de la tétralogie ‘Buru Quartet’. Comme il est spécifié dans le livre, le récit fut d’abord raconté en 1973 à ses codétenus, puis écrit en 1975, pour être seulement publié en 1980, un an après la libération de Pram sous la pression internationale.
Citation :
« Tout ce qui n’est pas européen, et plus particulièrement ce qui ne participe pas au système colonial, est piétiné, raillé, rabaissé pour faire étalage de la suprématie de l’Europe coloniale dans tous les domaines – y compris, ce faisant, de sa propre ignorance ! »
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