(Midnight Children, 1981)
Traduction : Jean Guiloineau. Langue d’origine : Anglais
⭐⭐⭐⭐⭐
Ce que raconte ce roman :
Le héros et narrateur de cette histoire, Saleem Sinai, est né en Cachemire le 15 août 1947, à minuit, exactement au moment où l’Inde devient un pays indépendant. Le roman raconte l’histoire de lui et de sa famille, commençant par la rencontre entre Ahmed Aziz, son grand père médecin et sa grand-mère, Naseem, alors une jeune fille. Prétextant diverses maladies, elle se fait soigner par le docteur Aziz à travers d’un carré troué dans un linceul qui empêche de la voir. Cette rencontre marque le début d’une saga familiale, qui s’étendra jusqu’aux années 70 du XXe siècle. La vie de Saleem et des autres enfants nés la même nuit, sera relié avec les évènements marquants des 30 premières années de l’histoire de l’Inde indépendante.
Réalisme magique Indien :
Cette magnifique œuvre peut être intimidante pour un lecteur peu averti. Effectivement, le style de Rushdie est assez relevé littérairement, rempli de métaphores, des subordonnées et phrases indirectes, des digressions dans le récit de tout genre, et surtout, d’une idée assez élastique du temps narratif. On est balancé sans cesse du présent au passé, et cela à n’importe quel moment. Dans le présent, Saleem lit ses mémoires écrites à une femme, Padma, dont au début on sait peu. On voit que Saleem essaie de reconstruire son passé et comprendre la situation et l’objectif de ces enfants de minuit, dont il en fait partie.
Le livre peut être spécialement ardu dans sa première partie (Un quart du livre), avant la naissance de Saleem, mais je recommande au lecteur hésitant de s’accrocher au moins jusqu’au début du livre deux, car le récit va s’envoler et être plus facile à suivre. Le roman est curieusement rempli des petits résumés un peu immiscés dans le récit, et aussi des avances sur les évènements qui vont avoir lieu (comme par exemple la permanente et inévitable menace de la « veuve », qu’on ne verra pas jusqu’au dernier acte). Ce mélange de petits recaps et petits teasers, donne beaucoup de solidité au récit et permet au lecteur de s’y trouver dans le marasme de ce complexe roman-fleuve.
Même si dans le présent le récit se fait uniquement à la première personne, la plongée dans le passé ne suivra pas forcement ce procédé. Le jeune Saleem sera indistinctement référé à la première personne ou à la troisième, même parfois changeant de l’une à l’autre dans une même phrase, renforçant inlassablement cette idée du chaos de la mémoire. Mais puisque tout le récit sort de l’écriture de Saleem adulte, on ne peut pas être sûr de la véracité de tous les faits incroyables qui sont décryptés ici. Et il s’agit d’un homme relativement égocentré, qui aura une idée assez élevée de son importance dans l’univers, donc on ne sera jamais sûrs que ce qu’il raconte ne soit pas une version fantaisiste ou fantasmée de son histoire. C’est une déferlante d’imagination foisonnante qui va nous envouter, à la façon d’un García Márquez, dans un réalisme magique assez unique et original, imbu des traditions et folklore Indien, pour nous montrer un univers richissime, aussi extravagant que fascinant.
Les éléments-clé du récit se répètent et se récupèrent d’un bout du livre à l’autre : Les serpents et leur venin, les particularités physiques des personnages (nez, oreilles, genoux), le compte à rebours qui marque un évènement privé et un évènement historique (Comme la naissance de Saleem et l’indépendance de l’Inde). Ces éléments sont souvent symboliques, comme cette vase crachoir qui Saleem garde précieusement, qui peut représenter cette identité qu’il veut préserver à tout prix. Tout cela aide à donner une cohésion très solide au roman, même si parfois on ne saisit pas forcement tout ce que Rushdie nous présente, tellement riche est le récit. Ce n’est pas bien grave, le livre fascine également.
Rempli des dizaines de personnages de tous bords (Saleem est élevé dans la fois musulmane, mais des catholiques et des hindouistes sont aussi très présents), souvent assez hauts en couleurs, très marqués et toujours surprenants, la place réservée aux personnages féminins est soignée : Les femmes de la vie de Saleem rythment et déterminent énormément le récit, elles sont souvent des présences inquiétantes et dominantes, parfois clairement menaçantes, mais toujours fascinantes et moteur de l’action.
Dotés des pouvoirs fantastiques, ces enfants de minuit doivent forcement avoir un but, un objectif, telle est la quête de Saleem, le premier enfant de minuit. Pressenti dès sa naissance pour des grandes choses, il sent le poids de sa destinée et n’arrive pas à dissocier sa vie de celle du pays qui est né au même temps que lui. Le président Jawaharlal Nehru lui-même lui avait écrit une lettre à sa naissance, reliant son destin à celui de l’Inde. Il a certainement un peu la grosse tête, et comme on a vu, on ne peut pas lui faire confiance à cent pour cent.
Avec Saleem, on plonge dans toute l’histoire de l’Inde le long du XXe siècle. Le livre peut élargir les connaissances du lecteur sur le sujet, mais je conseille vivement de se documenter un minimum sur les grands traits de l’histoire récente de l’Inde, du Pakistan et du Bangladesh, car ces évènements sont immiscés dans le récit de façon constante. Le récit va nous mener des années précédentes à l’indépendance, assouvie en 1947, à la partition du pays et les divisions religieuses (Le Pakistan musulman et l’Inde plutôt hindouiste, même si officiellement laïque), les guerres successives avec le Pakistan, dont celle de 1965 sur le contrôle du Cachemire, et la meurtrière guerre de libération du Bangladesh en 1971 (au début considéré comme le Pakistan Est), pour finir sur la corruption et les conflits des années du gouvernement d’Indira Gandhi, notamment le controversé état d’urgence décrété entre 1975 et 1977.
Indira Gandhi, premier ministre de l’Inde pendant des nombreuses années, est présentée dans la troisième et dernière partie du livre comme un personnage sombre et menaçant. Retournée au poste de présidente juste avant la publication du livre en 1980, elle sera vexée par les propos du livre, et portera plainte par diffamation contre Rushdie. La plainte se soldera à l’amiable par l’élimination d’une simple phrase, qui touchait à la relation de la première ministre avec son fils (la phrase autocensurée peut facilement se trouver sur internet).
Livre étrange et hypnotique, à éviter si vous n’avez pas un vrai intérêt par la multiculturalité social, religieuse et vital de ce pays fascinant, mais qui vous récompensera et restera avec vous longtemps si vous arrivez à vous laisser emporter dans le tourbillon de sa fantaisie. Le roman gagna une liste interminable des prix, dont notamment le prestigieux prix Booker. Aussi, à deux reprises, le roman a remporté le Best of Booker Award, voté en 1993 (25ème anniversaire du prix), et puis en 2008 (40ème anniversaire du prix), comme le meilleur livre de l’histoire des lauréats des prix Booker.
Unique et inoubliable.
Citation :
« C’était comme ça quand j’avais dix ans : Uniquement des problèmes en dehors de ma tête, mais que des miracles dedans. »
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