(Hayat Hanım, 2021)
Traduction : Julien Lapeyre de Cabanes. Langue d’origine : Turc
⭐⭐⭐⭐
Ce que raconte ce roman :
Fazil est un jeune homme d’origine bourgeoise que, suite à la ruine de sa famille, se voit obligé de travailler pour financer ses études universitaires de lettres. Il participe en tant que figurant dans une émission télé destinée au divertissement des classes populaires. Dans un plateau étrange se donnent rendez-vous toute une foule d’étudiants, des aspirants acteurs et des étoiles déchues. C’est là où Fazil fera connaissance de deux femmes radicalement opposées : D’abord Mme Hayat, une femme séduisante, spontanée et libérée qui frôle la cinquantaine, et qui va bouleverser son univers. Et puis Sila, une jeune étudiante beaucoup plus réservée et rationnelle, avec laquelle il a plein des choses en commun. Fazil tombe sous le charme des deux femmes, et essaie tan bien que mal de trouver un équilibre dans sa vie parmi une situation politique de plus en plus instable.
Éducation sentimentale dans un pays en dérive autoritaire :
Fascinant roman qui tourne autour d’une ficelle narrative relativement simple : le triangle amoureux. Altan sublime les lieux communs de cette situation classique en plaçant l’intrigue dans une situation politique complexe qu’il connait bien, celle de la Turquie d’Erdogan, avec ses dérives autoritaires et ses pertes de libertés et de droits de l’homme. Puis, la figure rayonnante de Mme Hayat, femme totalement libérée, à l’hédonisme raffiné, qui assume complétement ses choix, porte aussi le poids émotionnel de tout le récit et lui apporte une bonne dose d’originalité et charme.
Le roman fut écrit lors du séjour en prison de Altan, emprisonné par les autorités turques soi-disant par connivence avec des groupes terroristes qui menaçaient le régime d’Erdogan, lors de la tentative de renversement du régime en 2016. Sous la pression internationale, Altan fut libéré en 2021 après 5 ans d’emprisonnement. Vous pouvez imaginer que le journaliste Altan défendait tout simplement le droit à la critique démocratique, sujet qui est bien traité dans le livre à travers l’arc narratif de Fazil : Le jeune homme commence l’histoire avec peu d’intérêt par la situation politique de son pays, mais petit à petit il développera une conscience et trouvera un moyen de lutter contre le manque de libertés et les velléités autocratiques du gouvernement Erdogan. Dans ce sens Fazil pourrait être un alter ego du propre Altan et son chemin vers l’engagement pour la cause de la démocratie et des libertés en Turquie.
Mais, ne vous inquiétez pas, le volet politique du roman n’est ni trop poussif ni trop lourd, même s’il joue un rôle essentiel dans la narration. Plus que dans l’engagement politique l’histoire se centre plutôt sur l’éducation sentimentale de Fazil, polyamoureux de deux femmes complètement différentes. Sila est jeune, moderne et rationnelle, plutôt discrète et pratique et, comme Fazil, elle appartient aussi à une bourgeoisie ruinée. Ils partagent beaucoup des passions communes, à commencer par les études universitaires, et ils enchaînent les conversations sur littérature et politique. En revanche, Mme Hayat avoue sans gêne n’avoir jamais lu un livre. Elle est spontanée et excessive dans tout et préfère profiter de la vie et ses plaisirs tant que cela dure (voir citation). Un contraste saisissant à tous les niveaux, qui empêche Fazil de réaliser un choix parmi ces deux femmes qu’il aime.
Elles incarnent aussi deux visions opposées de la complexe situation du pays. Tandis que Mme Hayat préfère temporiser et se battre discrètement depuis l’intérieur du pays, Sila semble baisser les bras et dominée par le dégout du régime, ne voit d’autre solution que la fuite à l’étranger. Comme pour sa situation sentimentale, Fazil peinera à trouver un équilibre entre ces deux visions opposées de la Turquie.
Avec un style discret et élégant, ce roman simple mais puissant, laisse un souvenir indélébile grâce au charme du personnage qui donne titre à l’œuvre. Authentique lumière du récit, la séduisante Madame Hayat, ne cesse de fasciner par son profond mystère, sa sensualité assumée et son charme inégal.
Prix Fémina étranger 2021
Citation :
« Je sais que depuis des milliers d’années les hommes se font du mal, qu’ils volent et en spolient d’autres, qu’ils s’entretuent. Je connais réellement la vie. Et comme tout le monde, je mange son miel empoisonné. Le poison je l’avale, le miel je le savoure. Tu peux gémir autant que tu veux, tu peux redouter autant que tu veux ce miel empoisonné, ni la peur ni les gémissements ne détruiront le poison. Tu ne réussiras qu’à tuer le gout du miel. Les réalités de l’existence, je les connais, seulement je ne m’y arrête pas. S’il faut boire le poison je le bois, mais les conséquences ne m’intéressent pas. Parce que je sais qu’enfin il s’agit de mourir … »
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