Littérature des 5 continents : AsieTurquie

Neige

Orhan Pamuk*

(Kar, 2002)
Traduction :   Jean-François Pérouse.   Langue d’origine : Turc
⭐⭐⭐⭐

Ce que raconte ce roman :

Ka, poète d’origine turc vivant en Allemagne, rentre à Kars, une ville turque isolée au milieu de la neige. Envoyé par un journal turc, l’objectif de Ka est d’enquêter sur les suicides de quelques lycéennes appartenant à un mouvement grandissant, qui prône une sorte de révolte contre le laïcisme. Elles refusent d’enlever son foulard à l’entrée des établissement scolaires. Avec les élections qui s’approchent, isolée par des énormes chutes de neige, la ville est en proie à multiples tensions d’origine religieux et politique.

Dès son arrivée Ka va rencontrer plusieurs personnages de tous bords et toutes tendances religieuses, avec lesquels il débattra le conflit entre islamisme et laïcisme, et les enjeux qui ont mené à la difficile situation actuelle. Le long de tous ses rencontres, et presque sans le vouloir, Ka va se trouver de plus en plus tiraillé par les différents champs qui lui demandent de se rallier, et ne pourra pas éviter de se voir impliqué. Et, au même temps, il va réaliser que le vrai motif de son retour en Turquie est de revoir un ancien amour, İpek, une femme à la beauté saisissante, qui vient de divorcer et avec laquelle il veut renouer.

Quatre jours cruciaux :

Avec ce jeu des mots intraduisible entre Ka, Kar (Neige) et Kars, ce roman se déroule principalement le long de quatre jours, pendant lesquels Ka va vivre les événements le plus importants de sa vie. En panne d’inspiration avant du retour en Turquie, Ka va être happé par la beauté de la neige et les retrouvailles avec İpek, et ses créations vont foisonner. Il écrira ses poèmes les plus authentiques, qui vont tourner autour de la neige, de la spiritualité, de l’amour et du bonheur.

C’est un livre long, que peut-être vous serez tentés d’abandonner, notamment pendant les premières 200 pages. Il faut mettre en place toutes les tensions dans la ville. Ka va rencontrer tous les acteurs majeurs de ce drame et chacun aura quelques pages pour présenter ses arguments sur la question religieuse et les contraposer à ceux de Ka, qui est un intellectuel européanisé plutôt athée. Cela parle énormément, énormément, énormément de religion, de croyances et surtout de l’éternel débat entre islamisme et laïcité, et de quelle loi est plus importante, celle de Dieu où celle de la justice officielle. Ce débat est bien connu en France et d’autres démocraties occidentales, je pense que le lecteur comprendra facilement les enjeux qui sont présentés.

De mon côté, la religion est probablement, après la politique, un des sujets qui m’intéresse le moins. Mais quand même Pamuk a réussi à m’impliquer dans toutes ces interminables débats qui remplissent les premières 200 pages du roman. Même le regard que Ka va porter sur la omniprésentes neige va être teint d’une spiritualité mystique. Ka est présenté comme un athée, mais la sérénité qu’il voit dans la tombée de la neige et dans ce retour au pays, l’émeut au point de trouver une profondeur spirituelle nouvelle. Ka se pose des questions. Au début du roman, tout est très intelligemment présente et réfléchi, même si tout, tout, tout tourne autour du sujet de la foi.

C’est possible que vous soyez fatigués de ce sujet, mais je vous recommande de vous accrocher. Une représentation théâtrale devient le centre des changements majeurs dans les forces qui interagissent dans le roman. L’alliance laïque des intellectuels de gauche avec les militaires au pouvoir semble contre-nature mais peut être le seul moyen de barrer le passage aux islamistes qui sont tiraillés dans la tentation de l’obscurantisme.

Donc dans la deuxième partie il y a plus d’action et dynamisme, les pièces qu’on a mis en place commencent à bouger. Petit à petit, le sujet principal de la religion recule vers l’arrière-plan pour laisser place à l’amour et plus exactement au bonheur. Pamuk nous présente alors milles réflexions sur le sens de bonheur, et nous parle de l’amour comme seule source pure de vie. La neige, sera à nouveau la source de l’inspiration du poète Ka, mais maintenant ce blanc immaculé représentera le bonheur et l’amour.

Une petite dislocation narrative au milieu du livre (dont j’éviterai de parler) élargira les perspectives de la narration, et facilitera ce passage du thème de la religion et les croyances vers l’amour et le bonheur. Le livre prend des directions peu attendues, tout en continuant à nous faire réfléchir sur les réalités diverses de la Turquie.

Ka, personnage complexe, avec des états d’âme assez lunaires, exalté et déprimé souvent au même temps, il a « la faculté de passer d’un profond pessimisme à un bonheur enthousiaste », en à peine une seconde. Il va essayer de se maintenir distant, à la marge de toutes ces groupes qui voudraient le rallier de leur côté. Tâche difficile, car dans Kars « chacun, pour fuir les coups, se précipite sur une communauté censée le protéger ».

Nombreux personnages, chacun représentant un parti pris du conflit entre l’islamisme et la laïcité, entre la Turquie et l’Europe, vont contraster avec Ka et nous composer un caléidoscope de la complexe société turque, et de toutes ces tendances qui cohabitent. Entre autres, İpek et son père (intellectuels de gauche sympathisants de l’Europe), le Cheik Effendi (qui représente un islam modéré), le chef de la police (branche armée du pouvoir laïque), Kadife (la sœur opposée d’İpek, intellectuel proche du mouvement islamiste pro-voile et des jeunes suicidaires), Lazuli (un charismatique islamiste radical vivant dans la clandestinité), Necip (jeune à l’ âme pure, attiré par un islamisme stricte), ou les acteurs Sunay et sa femme Funda (acteurs de gauche engagés et occidentalisés, associés au pouvoir).

Roman difficile au début mais qui petit à petit prend son chemin jusqu’à devenir absolument envoutant, rempli de poésie et de nostalgie irrésistibles, avec quelques doses de suspens. Probablement le splendide travail de Pamuk dans ce roman eut un poids décisif dans l’attribution du prix Nobel de littérature en 2006.


Citation :

« Ka était de ceux qui ont peur du bonheur, par crainte de la souffrance qui peut s’ensuivre. »

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