(Мы, 1920)
Traduction : Hélène Henry. . Langue d’origine : Russe
⭐⭐⭐
Ce que raconte ce roman :
Des milliers d’années dans le futur, la civilisation a banni tout concept de liberté et individualité. La pensée unique domine le monde, l’imagination et l’improvisation n’existent plus. Les êtres humains sont appelés par des numéros, se lèvent exactement à la même heure, et leurs vies sont extrêmement codées et rythmées selon un tableau horaire qui laisse à peine quelques heures de repos. Dans l’enclos d’un mur qui séparé la société du monde extérieur, le bonheur et l’harmonie sont considérés atteints.
D-503 consigne dans une sorte de journal sa vie, que jusqu’à maintenant croyait parfaite et équilibrée. Il est le constructeur principal de l’intégral, un engin spatial destiné à ramener des peuples extraterrestres à cette société idéale. Mais depuis qu’il a rencontré I-330, une jeune femme dont le discours lui semble détestable, notre narrateur s’interroge. Serait-il possible que la société qui est censé le protéger soit défaillante ? Petit à petit, le regard de D-503 s’élargit tandis qu’il dérive vertigineusement vers la clandestinité.
Le précurseur russe de ‘1984’ :
Critique non dissimulé des dictatures totalitaires, le classique russe ‘Nous’ (aussi connu comme ‘Nous autres’ en français) est un roman dystopique qui préfigure, déjà en 1920, la société qui était en train de se développer. Déçu par le résultat de la révolution d’Octobre, Zamiatine écrivit ‘Nous’ peu avant que Staline arrive au pouvoir, quand l’ombre du futur dictateur s’étendait et assombrissait le panorama issu de la révolution bolchevique. La dérive autoritaire pointait plus que clairement son nez, et la lecture du livre ne laisse pas des doutes sur les désastreuses conséquences qui allaient s’accroitre. Stalin lui-même retira le livre de circulation en 1923 et Zamiatine fut interdit de publication. En 1931 l’écrivain s’exila en France.
Même si souvent on considère ‘1984’ de George Orwell comme la mère de toutes les dystopies pessimistes, en réalité Orwell reconnait totalement l’influence de ‘Nous’ dans son écriture, flagrante aussi dans ‘Le meilleur de mondes’ (1931) d’Aldous Huxley et dans d’autres dystopies. ‘Nous’ est un livre incroyablement visionnaire, qui préconise une société que seulement pouvait être soupçonnée en 1920, à différence d’Orwell qui écrivit ‘1984’ en 1949, en total connaissance de cause des dérives du fascisme, du nazisme et du Stalinisme.
Le plus intéressant du roman est la façon de montrer l’écroulement progressif des hauts idéaux du protagoniste D-503, qui voit ses certitudes s’effondrer petit à petit, en réalisant amèrement que sa vie était loin d’être parfaite, et que la société a dérivé vers quelque chose d’horrible. Zamiatine oppose le ressenti du narrateur avec les idées qu’il a sur l’ancienne vie dans le passé lointain, quelques milliers d’années auparavant. Mais cette comparaison permanente entre la société totalitaire de D-503 et la société libre de jadis, finit pour desservir le livre, car peu crédible (Un homme qui pense tout le temps dans ce qui est arrivé des milliers d’années auparavant ?). Le roman semble se concentrer plus dans notre monde que dans le monde dystopique qui est en train de critiquer.
Ce n’est pas le cas de ‘1984’, où on est en permanence plongés dans la triste réalité de l’univers du livre. Alors même si le roman d’Orwell est une réinterprétation postérieure de l’univers crée par Zamiatine, on peut constater, à mon sens, que d’un point de vue littéraire et sociologique, ‘1984’ va beaucoup plus loin que ‘Nous’. Dans les deux romans le totalitarisme a banni la liberté individuelle au bénéfice d’un soi-disant bonheur général. Liberté est Servitude. Ignorance est Puissance. Les protagonistes des deux romans, Winston dans ‘1984’ et D-503 dans ‘Nous’, travaillent pour l’administration et le parti unique, et dans les deux cas, ils découvriront la terrible réalité grâce à une relation avec une femme qui d’abord va être complètement détestée. Autant Winston que D-503 participeront à la révolte et la conspiration et puis devront faire face aux conséquences de leur rébellion.
Mais ‘Nous’ pâlit et semble presque naïf à côté des trouvailles de ‘1984’, comme le crime de la pensée, la modification de la langue pour s’accommoder aux besoins du pouvoir, la réécriture littérale de l’histoire, les deux minutes d’haine, et l’idée de la négation de la propre identité comme à asservissement ultime de l’individu. Malgré arriver plus tard Orwell gagne clairement la partie à Zamiatine. Mais ne vous laissez décourager, la lecture de ‘Nous’, même si parfois laborieuse et confuse, est fascinante en soi, et le livre est intéressant et unique.
Traduit initialement à partir de la traduction anglaise avec le titre ‘Nous autres’, une nouvelle traduction signée Hélène Henry a vu le jour en 2017, apportant, semble-t-il, plus de clarté.
Citation :
« Eh bien, les Tables des Heures, elles, ont fait de chacun de nous un héros épique à six roues d’acier. Tous les matins, avec une exactitude de machines, à la même heure et à la même minute, nous, des millions, nous nous levons comme un seul numéro. À la même heure et à la même minute, nous, des millions à la fois, nous commençons notre travail et le finissons avec le même ensemble. Fondus en un seul corps aux millions de mains, nous portons la cuiller à la bouche à la seconde fixée par les Tables ; tous, au même instant, nous allons nous promener, nous nous rendons à l’auditorium, à la salle des exercices de Taylor, nous nous abandonnons au sommeil… Je serai franc : nous n’avons pas encore résolu le problème du bonheur d’une façon tout à fait précise. »
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