Littérature des 5 continents : AsieIrak

Si je t’oublie, Bagdad

Inaam Kachachi

(Al-Hafida al-amirikiyya, 2009)
Traduction :   Ola Mehanna et Khaled Osman.   Langue d’origine : Arabe
⭐⭐⭐

Ce que raconte ce roman :

Zeina, jeune femme d’origine irakienne chrétienne, assiste hébétée au carnage du onze septembre à New-York. Elle répond à un appel de l’état qui cherche à recruter des traducteurs d’arabe. Elle partira en Irak, où sa grand-mère adorée habite encore, en tant qu’interprète pour l’armée américaine, persuadée que l’intervention devrait libérer le peuple irakien du tyran Hussein. Mais ce retour dans son pays d’origine va s’avérer plus complexe que prévu, et elle devra faire face à une hostilité inattendue. Loin d’interpréter sa présence comme une force libératrice, la plupart d’Irakiens dont sa propre grand-mère la voient comme un collabo qui travaille avec les envahisseurs.

Tiraillée entre deux mondes irréconciliables :

Incomprise par son pays d’adoption, détestée par son pays d’origine, Zeina est tiraillée entre deux mondes : D’un côté, ses origines arabes et la douceur de ses souvenirs avec sa grand-mère, et d’un autre sa loyauté à son pays d’adoption, son côté américain touché au vif par les attentats des tours jumelles. Au début de l’histoire, Zeina est aveuglé par ce deuxième monde, sa partie américaine, Zeina ne contemple pas la possibilité que l’intervention américaine ne soit pas vue comme autre chose. Mais petit à petit elle va croiser d’autres personnages, autant irakiens que américains, dont le discernement semble toujours marqué par les préjugés et une interprétation différente des faits.

L’évènement qui marque le début de la guerre, l’action impardonnable qui a tout déclenchée, ne sera jamais le même pour chacun des bords qui s’affrontent dans un conflit. L’histoire s’interprète de façon totalement diffèrent dans un côté ou de l’autre, et cela, Zeina ne va pas tarder à le découvrir.

Les retrouvailles de Zeina avec son pays d’origine vont vite déchanter la jeune américaine. Embrasser sa grand-mère avec l’uniforme de l’armée des États-Unis sera une dure épreuve pour les deux femmes, mais si la grand-mère reste firme dans son rejet, la petite-fille souffrira de ce tiraillement. Plus Zeina reste en Iraq et enchaine les missions de traduction, plus ses origines irakiennes vont peser dans la balance et la forcer vers une réflexion plus nuancée. Le comportement de l’armée américaine, avec des excès, et de la violence arrivant même à l’abjecte, comme dans le cas des tortures perpétrées à des prisonniers irakiens à la prison d’Abou Ghraib, vont la faire vaciller. Tandis qu’au tour d’elle tout semble noir et blanc, elle commence à voir les nuances de gris.

Ses certitudes s’effondrent. Pour représenter ce lent chemin de Zeina vers le doute et l’éveil, qui est le cœur du livre, Inaam Kachachi à prévu dans certains chapitres-interludes, un dispositif narratif qui peut paraitre étrange à première vue mais qui fonctionne de façon assez efficace. On assiste à un dédoublement de la psyché de Zeina-protagoniste et de Zeina-narratrice du roman, entamant un dialogue interne complexe qui permet de nuancer tous les propos et comprendre à quel point la vision rationnelle de la narratrice choque frontalement contre la vision émotionnelle de notre protagoniste. On alterne une narration à la première personne avec une à la troisième personne. Soyez sans crainte, malgré ce dispositif un peu particulier, ce n’est pas un roman inaccessible ni expérimentale, le récit se tient parfaitement et le storytelling est plutôt brillant.

Ce n’est pas une œuvre de grande envergure littéraire, et les personnages n’ont pas énormément de facettes (probablement ce côté monolithique des personnages aide en quelque sorte à souligner la transformation de Zeina), mais la sensibilité avec laquelle sont abordés certains sujets très complexes et épineux (Les horreurs de la guerre, la futilité du patriotisme, l’aveuglement produit par le désir de vengeance…) est remarquable. Et la structure narrative qui accompagne la progression de Zeina vers le doute, compose un récit intéressant, nuancé, poignant et totalement recommandable.

La traduction française fut légèrement remaniée par la propre autrice (qui réside à Paris) et le titre fut changé pour un titre plus évocateur (‘Si je t’oublie, Bagdad’). Le titre original (Al-Hafida al-amirikiyya/La fille américaine) était plus narratif et appelait plus facilement au marché anglosaxon (‘The american daughter’ dans l’édition anglaise).


Citation :

« Elle, je parie que toute sa vie, elle n’a jamais écrit une phrase de son cru, jamais savouré le plaisir de coucher sur le papier ce que lui passait par la tête sans craindre de recevoir une bonne claque sur la joue. Hostile à tout langage issu de la raison, elle ne croit qu’au fiel qui jaillit des cœurs. Pour elle, seule l’éloquence peut ouvrir le cadenas qui verrouille ces cœurs et seule la poésie peut en tirer les ficelles. »

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