Littérature des 5 continents : AlbanieEurope

Avril brisé

Ismaïl Kadaré

(Prilli i thyer, 1980)
Traduction : Jusuf Vrioni. Langue d’origine : Albanais
⭐⭐⭐⭐

Ce que raconte ce roman :

Rrafsh, région des hauts plateaux au nord de l’Albanie, début du XXe siècle. Sans le vouloir, Gjorg a hérité une dette de sang, il doit tuer l’assassin de son frère. Cette vendetta entre familles qui s’étend depuis plusieurs générations est encadrée par la Kanun, un code qui régit les délits de sang qui doivent obligatoirement être vengés. Gjorg sait qu’après son crime il ne disposera, avec chance, que d’un mois de trêve avant qu’il ne soit son tour d’être tué par la famille rivale. À partir de la mi-Avril, sa seule option de rester vivant sera barricadé dans une tour de défense, cloîtré et complètement coupé du monde, en attendant l’échéance finale qui enclencherait un nouveau tour de reprise du sang, et ainsi pour des générations et générations.

En parallèle, l’écrivain Bessian et sa femme Diane, un jeune couple de citadins, sont en voyage de noces sur cette région hostile et mystérieuse des hauts plateaux albanais. Fasciné par la Kanum et le côté ancestrale et barbare de ce code de conduite, l’écrivain essaie de partager cette passion avec sa femme, qui semble réagir avec une certaine froideur, et se place plutôt à l’encontre de ces traditions aberrantes. Un jour les regards de Diane et le condamné Gjorg vont se croiser par hasard, et marquer les derniers jours de la trêve qui régit la vie de Gjorg.

La loi du sang :

Si vous n’êtes pas effrayés ni par les sujets déprimants ni par les rythmes narratifs lents, ‘Avril brisé’ est un roman absolument merveilleux et fascinant qui peut vous enchanter. Le récit se déroule en suivant deux lignes narratives parallèles, celles de Gjorg et Diane, dans un chassé-croisé entre ces deux personnages qui souhaitent vivement se rencontrer après un premier échange de regards furtifs. Au centre du roman on retrouve cette culture de la reprise de sang, un sujet autant glaçant que totalement réel.

Car aussi incroyable qu’il puisse sembler, la Kanun existait bel et bien, et existe encore en quelque sorte. C’est un code de coutumes ancestrale qui date du XVe siècle et qui régit tous les aspects de la vie quotidienne, familière, économique et sociale dans ces contrées du nord de l’Albanie, ainsi que dans certaines parties du Kosovo. Leur autorité dépassait celle de la loi proprement albanaise, échappant donc au contrôle de l’état. Au centre de ce code on trouve quatre concepts : L’honneur, l’hospitalité, la rectitude et la loyauté.

C’est dans ce code de la Kanun que la reprise de sang va être réglementée, plaçant les familles dans l’obligation de venger les affronts du sang. Et cela, inclut les délits commis contre les personnes qui se retrouvent en qualité de hôtes dans leur maison, car l’hospitalité et l’honneur sont fondamentaux dans cette culture. C’est comme ça que des familles sans aucun conflit en cours se trouvent à devoir se venger des parfaits inconnus, et cela enclenche un mécanisme de vendettas qui s’étendra pendant des générations jusqu’au point d’oublier complétement les origines de la querelle. Mais la Kanun n’oublie pas et le sang doit absolument être repris.

Rappelons-le, on parle de la réalité, ce n’est pas une fiction. Le problème de cette espèce de Charia albanaise aux accents de vendetta italienne, est qu’il n’y a pas moyen d’arrêter la folie de la reprise de sang, et plus par une raison économique que culturelle. Une troisième figure, l’intendant du sang, croisera aussi le chemin de nos protagonistes. Son apparition permet d’ouvrir le volet politique qui complète toutes les perspectives du roman, car il est chargé de récolter l’impôt du sang, dont les familles doivent s’acquitter après chaque assassinat. Les familles sont donc autant obligées de reprendre le sang comme de payer pour cela. L’intendant du sang, voyant un certain déclin de cette tradition centenaire, envisage nouvelles façons de promouvoir ces vendettas et prie pour éviter toute réconciliation, car sinon les cases du château risquent de ne pas se remplir. Vivement que le sang coule pour que l’argent rentre.

Le style sobre et mélancolique de Kadaré accentue le côté fascinant de cette culture qu’il connait bien. Même si le sujet peut paraître plutôt glauque pour certains, le récit se déroule d’une façon envoutante pour le lecteur, le menant dans un voyage vers un univers presque médiéval, étrange, et totalement inconnu. Kadaré fut poursuivi par la dictature communiste albanaise par ses écrits souvent très critiques avec le régime, mais qui arrivaient à contourner la censure grâce à sa narration subtile et à son langage métaphorique. L’auteur de ‘Le général de l’armée morte’ et ‘Le palais des rêves’, finit ses jours en exile en France, avec ses œuvres salués dans le monde entier mais tristement interdites dans son pays d’origine.


Citation :

« Bessian se surprit à respirer profondément. D’autres jours viendraient dans leur vie ; lui et elle, tour à tour, deviendraient passagèrement une énigme l’un pour l’autre, et à coup sûr il finirait pour regagner ses positions perdues. »

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