(Brooklyn, 2009)
Traduction : Anna Gibson. Langue d’origine : Anglais
⭐⭐⭐⭐
Ce que raconte ce roman :
Enniscorthy, Irlande, 1950. Eilis Lacey, est une jeune fille sage et sans histoire. Orpheline de père, elle vit avec sa mère et sa sœur Rose. La situation n’est pas facile et la jeune fille n’arrive pas à trouver un emploi digne et stable. La précarité est partout. Un jour ils reçoivent la visite du père Floyd, qui vit à New York. Il propose Eilis de lui chercher un travail dans la ville américaine. Eilis entame la voie de l’exile et commence à travailler comme à dépendante d’un grand magasin. Malgré le mal du pays qui la cerne, Eilis s’acharne à travailler et à continuer ses études de comptabilité. La suite des évènements va la mettre dans le dilemme d’un retour provisoire en Irlande.
La fille qui ne décidait jamais :
‘Brooklyn’ est un peu comme un classique. C’est un merveilleux roman narré avec un phrasée sobre et très simple, avec une élégance de maître. Tout est décrit avec minutie, finesse, avec un style très solide. Tout est juste, en place, rien ne détonne, même s’il n’y a pas énormément d’action ni de rebondissements. C’est presque comme lire du Somerset Maugham, du Graham Greene, ou même du E. M. Foster. Colm Tóibín nous présente le dilemme de l’exilée, de l’immigration. Ce permanent tiraillement entre le pays d’origine et le pays d’adoption, qui est ici exposé d’une façon réaliste et sans pathos, montrant les aspects pratiques et personnels avec les justes doses émotion et réflexion.
Il y a des chances que Eilis, la protagoniste de ‘Brooklyn’, soit une figure controversée pour certains lecteurs. Elle a affreusement du mal à prendre des décisions et, par la plupart, elle compose avec ce qu’on lui propose. Elle se laisse guider d’abord par sa mère, puis sa sœur, puis le prêtre, puis la gérante de la pension où elle habite, et ainsi de suite. Eilis est plutôt effacée et soumise, elle n’a pas vraiment la personnalité de sa sœur Rose, et a toujours fait ce qu’on attend d’elle. Devant la plupart de problèmes, le choix de prédilection d’EIlis sera de ne rien faire. Elle peut vraiment énerver le lecteur avec son incapacité de se prendre en main, et on peut perdre patience à attendre qu’elle décide de commencer à exister pour elle-même. Et pourtant Eilis Lacey est un personnage fabuleux, décrit avec un réalisme total et une précision psychologique remarquable. Saoirse Ronan campa ce rôle brillamment dans l’adaptation du film faite en 2015 par John Crowley.
La réalité est que beaucoup des femmes des années 50, issues de la campagne irlandaise, devaient penser comme Eilis. Elles se laissaient porter par ce qu’on attendait d’elles et essayaient entre temps de trouver un mari qui puisse faire leurs vies moins compliquées et plus confortables. Sauf que pour le lecteur d’aujourd’hui c’est possible que cela ne soit pas suffisant.
L’histoire de la littérature est remplie de rôles féminins très soumis et effacés comme celui de Eilis Lacey. Regardez Fanny Price, l’héroïne de ‘Mansfield Park’ (1814) de Jane Austen, une jeune femme avec peu de caractère qui subit sa vie sans prendre des vraies décisions. Du coup certains lecteurs détestent Fanny, et pourtant Mansfield Park est un des travaux le plus aboutis de l’autrice anglaise. C’est aussi le cas dans l’œuvre de l’écrivaine catalane Mercè Rodoreda, notamment dans ‘La Place du Diamant’ (1962) ou ‘Rue des Camélias’ (1966), ou la femme peine à exister dans un monde d’hommes. C’est un effet similaire ce que Tóibín cherche ici, en présentant à travers le parcours d’une femme presque invisible, la réalité de la vie des femmes à cette époque, et l’éventail trop restreint de ses possibilités de choix.
Tóibín prend le temps de s’arrêter et bien expliquer l’ambiance et le contexte des scènes, comme la première traversée en bateau transatlantique, une sortie entre amis à la plage, ou l’arrivée des premières clientes noires dans le grand magasin à New York. L’atmosphère réaliste de ces moments permet de composer une radiographie très efficace du contraste entre l’Irlande et les Etats-Unis des années 50, ces deux univers qui provoquent le dilemme d’Eilis entre pays d’origine et pays d’adoption.
C’est une très belle écriture appliquée dans une histoire simple, maîtrisée avec le talent et la finesse des grands auteurs classiques.
Citation :
« Personne de sa famille ne pouvait l’aider. Elle les avait tous perdus. Ils ne seraient jamais informés de ce qu’elle endurait en ce moment ; elle n’en parlerait pas dans ses lettres. Et pour cette raison, comprit-elle, ils ne sauraient plus jamais vraiment qui elle était. Peut-être ne l’avaient-ils jamais su, songea-t-elle aussitôt après. »
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