(Epepe, 1970)
Traduction : Judith et Pierre Karinthy. Langue d’origine : Hongrois
⭐⭐⭐⭐⭐
Ce que raconte ce roman :
Budaï, linguiste à la renommée internationale se rend à un congrès spécialisé à Helsinki. Il se trompe d’avion sans se rendre compte, il dort tout le temps du voyage et à l’atterrissage, toujours à moitié endormi, prend le premier bus qui passe et qui le laisse dans un hôtel. Avec perplexité, il se rend compte qu’il n’est pas à Helsinki mais dans une ville étrange où tout le monde parle une langue étrange totalement inconnue par lui, et où personne n’arrive jamais à le comprendre malgré les nombreuses langues internationales qu’il maîtrise. L’écriture, basé dans une myriade de caractères indécodables, est aussi totalement opaque pour ce linguiste érudit. Bref, il ne comprend personne et personne ne le comprend, et il se demande comment pourra bien trouver le chemin pour retourner chez lui.
Seul dans la foule :
‘Épépé’ est un roman unique et génial, mais peut-être pas pour tout le monde. D’abord parce qu’il y a fortes chances que ce parti pris étrange, cette situation de départ farfelue, provoque dans le lecteur une certaine frustration, dérivé du souhait de connaître ce qui se passe et de trouver une solution au mystère. Or, on le voit depuis le début, le roman ne s’attarde pas à expliquer les tenants et aboutissants de la situation, mais plutôt à la situation elle-même. Car ce dont Karinthy veut nous parler est de l’incommunication des individus, de la solitude assourdissante et profonde au milieu de la foule, et de la capacité d’un individu méthodique et organisé pour faire face à un univers chaotique et impénétrable. Mais si vous êtes intéressés tant que soit un peu à la sociologie et à la linguistique, ‘Épépé’ va absolument vous ravir. Les tribulations kafkaïennes de Budaï, absolument isolé dans une ville remplie de monde, sont touchantes et ses essais de déceler la clé qui permettrait la communication avec les autres sont transcrits avec un regard tendre et compatissant. Narré à la troisième personne, le récit nous présente les faits tel que notre protagoniste les perçoit, sans aucune explication (ni traduction). Le lecteur sera aussi dérouté que le protagoniste par cette ville hostile et tentaculaire où il ne comprend rien. Et il aura la même sensation d’impuissance que lui face à l’ahurissante foule qui sillonne frénétiquement la ville de long en large sans jamais prendre le temps d’établir le moindre contact humain. La ville est surpeuplée par une population incroyablement diverse, impossible à cerner ethniquement parlant. Jour et nuit, des hordes et queues interminables des gens pressés et irrités circulent et se bousculent dans tous les sens, compliquant tous les essais de communication de Budaï. Malgré son approche scientifique du problème, sa discipline cartésienne, et son dévouement à trouver la clé de leur langage, tous ses essais pour franchir la barrière de communication se soldent par des échecs. Plus le temps passe, plus Budaï assume qu’il est prisonnier. Échapper cette ville géante semble aussi impossible qu’établir une communication minimale avec quelqu’un. Vue depuis notre époque de féroces contrôles dans les aéroports, de téléphones portables, des cartes bleues et d’internet, le parti pris d’isoler Budaï depuis son arrivée semble un peu invraisemblable, mais pour un livre écrit en 1970, cela se tient. Mis à part l’élément presque fantastique de son point de départ, la narration d’‘Épépé’ se déroule selon une logique rigoureuse et un réalisme étonnant. C’est une œuvre unique et aboutie, mais qui demande au lecteur de mettre de côté l’idée trouver la solution du mystère, et de plonger yeux fermés dans l’originalité de sa réflexion sociologique et linguistique.
Citation :
« Tant qu’il n’arrivera pas à vaincre sa modestie pusillanime, sa crainte d’importuner, il n’arrivera jamais à partir d’ici, ni même à donner de ses nouvelles afin que quelqu’un puisse lui porter secours. Il doit livrer combat lui-même, il n’y a pas d’autre issue. Il doit se transformer des pieds à la tête, c’est l’unique façon de recouvrer son ancienne, sa véritable vie, sa personnalité. »
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