(1986)
Langue d’origine : Français
⭐⭐⭐⭐
Ce que raconte ce roman :
Pour les protéger de la guerre qui fait des ravages dans la grande ville, une femme s’en fui vers la campagne avec ses deux garçons, des jumeaux, et les dépose dans la maison de la grand-mère, une vielle femme méchante, sale et avare. La vielle dame, qu’on appelle la ‘sorcière’, accepte à reculons. Aussitôt la mère partie, les deux enfants font face à un quotidien très dur, rempli de vexations et maltraitance.
Les jumeaux, fusionnels et très intelligents, comprennent vite que pour survivre à la violence quotidienne de leur entourage, il faut se prendre en main, s’endurcir et créer ses propres codes. Ils noteront tous ces apprentissages dans un grand cahier.
C’est cru, c’est dur et c’est atroce :
C’est un roman extraordinairement dur, même plus que d’autres œuvres qui traitent de la guerre et de la souffrance humaine d’une façon plus directe. C’est qui est atroce ici est la violence psychologique et l’absence d’humanité dans l’apprentissage affreux que ces enfants vont faire. Petit à petit, leur façon de penser devient très pragmatique, glacial et méthodique, la survie s’imposant au-dessus de toute morale. Leur renoncement de toute empathie sera très difficile à supporter pour le lecteur, d’autant qu’il s’agit ici que des enfants.
Les jumeaux sont très fusionnels, ils parlent et s’exécutent d’une seule voix. La narration se fait par leur grand cahier, à la première personne du pluriel. Dans le cahier, ils consigneront tout ce qui est objectif et qui peut les avancer dans leur apprentissage de la survie. Tout c’est qui est relié avec les sentiments et l’empathie est jugé superflu et subjectif, et donc il ne sera pas consigné. Ils s’imposent des privations et châtiments dans des sortes d’expériences bizarres, des exercices très durs qui mesurent leur résistance à la douleur, à l’incommunication, au froid et à la souffrance en général. Ces petits adultes sont des monstres incroyablement dérangeants par leur détermination acérée et leur intelligence abjecte et sans éthique.
Mis à part le personnage détestable mais fascinant de la grand-mère, endurcie par une vie sans sentiments, crasseuse et avare jusqu’à l’extrême, on trouvera autour des enfants une multitude de personnages étranges qui interagiront avec eux, souvent des êtres sombres avec des tendances perverses ou bizarres. Dans ce sens le livre étale souvent un érotisme très tordu et cru : Viols, voyeurisme, fétichisme, sadomasochisme, et toute sorte de déviation à caractère sexuel y sont très présents. Cela produisit une controverse dans la ville d’Abbeville lors que des parents se plaignirent qu’un livre pornographique avait été utilisé en cours de troisième pour parler de l’horreur de la guerre et ses conséquences. La polémique fut coupée par le ministre de l’éducation nationale de l’époque, Jack Lang, qui soutint la valeur éducative du livre.
C’est un roman unique, avec des chapitres très courts et directes, aucune fioriture du langage, et un ton sec, factuel et dépourvu de tout jugement ou réflexion émotionnel (qui épouse parfaitement le ressenti des jumeaux). Le récit est brutal et très cru, les âmes sensibles devront s’abstenir, il a des séquences vraiment atroces qu’illustrent toute la noirceur de l’âme humaine. On se trouve face à un livre profond et sensible, mais qui ne ménage rien de rien dans le traitement du thème central : Les traumatismes de la guerre sur la psychè des enfants et des êtres humains en général.
En 1956, à 21 ans, Agota Kristof quitta la Hongrie sous domination soviétique avec son mari et sa fille, et trouve refuge en Suisse. La plupart de son œuvre sera écrite en français, malgré son rapport conflictuel avec cette langue d’adoption qu’elle appellera ennemie, par rapport à sa langue maternelle, le hongrois.
‘Le grand cahier’ eut deux suites : ‘La preuve’ et ‘Le troisième mensonge’, constituant la ‘Trilogie des jumeaux’.
Citation :
« Notre Grand-Mère est la mère de notre Mère. Avant de venir habiter chez elle, nous ne savions pas que notre Mère avait encore une mère.
Nous l’appelons Grand-Mère.
Les gens l’appellent la Sorcière.
Elle nous appelle ‘fils de chienne’. »
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