(Pallati i ëndrrave, 1981)
Traduction : Jusuf Vrioni. Langue d’origine : Albanais
⭐⭐⭐⭐
Ce que raconte ce roman :
Dans un empire ottoman imaginaire, le jeune Mark-Alem, issue de l’aristocratie Albanaise, est engagé dans le mystérieux Tabir Sarrail, le Palais des rêves, un gigantesque bâtiment en centre-ville, sillonné par des couloirs interminables et labyrinthiques et peuplé par des banales et gris employés. Dans ce ministère, les rêves de tous les citoyens sont compilés, classés et analysés, avec l’objectif de déceler des futures menaces pour le système, et faciliter les décisions du Sultan à la tête de l’empire. D’un département à l’autre, Mark-Alem gravira les échelons, sans trop comprendre pourquoi et sans vraiment saisir les enjeux secrets de cette institution au prestige obscur.
Kafka rencontre Orwell en Albanie :
Roman-fable métaphorique, descendant directe de Kafka, par cette bureaucratie insaisissable, le côté absurde des institutions, et l’aliénation des individus face à l’état ; et aussi de George Orwell, par sa critique acerbe des totalitarismes.
Le travail de Mark-Alem au Tabir Sarrail, d’abord sélectionnant les rêves, a tout d’un univers Kafkaïen. L’absurde de ce système où les employés font souvent semblant de lire des dossiers est accentué par la menace qui plane au-dessus des possibles erreurs, et qui rapprochent le roman aussi de l’univers Orwellien. L’abrutissement de ces propres individus qui sont censés travailler dans l’institution la plus prestigieuse de l’empire est saisissant. À ma surprise, aucune femme semble travailler au Tabir Sarrail, je ne trouve aucune explication à ce fait. Étonnant, vue qu’il y a une volonté de situer ce récit plutôt dans l’année de sa publication (1981), sans vraiment le préciser clairement. Mark-Alem est souvent égaré dans les couloirs de ce palais étrange. Ses errances dans ce gigantesque dédale, sont bien sûr une métaphore du manque de compréhension du protagoniste de la vraie nature des lieux. Dans ce poste qu’il ne saisit pas vraiment,
Mark-Alem se sent de plus en plus à l’aise et confortable, le monde extérieur semble ne plus l’intéresser. Mais ce palais, dont il assure le bon fonctionnement, est en réalité un endroit sombre, obsédé par le contrôle de la population, où les rêves (donc les pensées) des citoyens sont monitorés à la recherche des indices de rébellion, et où les rêveurs qui présentent certains rêves menaçants finissent en détention dans les sous-sols secrets du palais. Petit à petit, Mark-Alem réalisera qu’il est manipulé, mais il ne sait pas ni par qui, ni pourquoi.
L’histoire de la publication de ce livre est très intéressante. Ce roman antitotalitaire fut publié en plein dans un pays totalitaire : l’Albanie d’Enver Hoxha (Dictateur de ce pays entre 1945 et 1985). A primer abord ce livre, grâce à son coté fantastique (on est bien dans un univers imaginaire), pourrait passer presque inaperçu, sans relever aucune dénonce contre le régime. Les deux premiers chapitres du livre furent même publiés en 1980 sans faire des vagues, dans un recueil de nouvelles. L’année suivant, Kadaré reprit la même stratégie et dissimula le roman, cette fois tout entier, dans une réédition d’un recueil de nouvelles. Le succès colossal du roman attira l’attention du pouvoir en place, qui finalement saisit la critique au système qui contenait.
Effectivement ce pays ottoman imaginaire, cette ville et son palais mystérieux sont bien sûr l’Albanie, sa capitale Tirana et le bâtiment du Comité central du Parti travailleur Albanais. L’atmosphère inquiétante du livre fait miroir de la situation angoissante du régime totalitaire d’Hoxha. La censure agit et le livre fut retiré, mais le ‘bien’ était déjà fait : il s’était déjà écoulé à des milliers d’exemplaires. Le propre dictateur Hoxha fut personnellement déçu par sa critique souterraine, et cria au complot international, mais ne put prendre des représailles car Kadaré était déjà connu, apprécié et respecté à l’étranger. Malgré l’interdiction albanaise, ‘Le Palais des rêves’ continua son succès à l’international où le prestige de Kadaré ne cessa de s’accroitre (incluant maintes nominations aux Nobel, qui pour l’instant ne semblent pas se concrétiser). Kadaré finit par s’exiler en France.
Citation :
« Dans ces dossiers se trouvait tout le sommeil du monde, cet océan d’épouvante à la surface duquel ils s’efforçaient de distinguer quelques indices, quelques signaux perdus. Infortunés que nous sommes ! »
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