(Die Verwirrungen des Zöglings Törless, 1906)
Traduction : Philippe Jaccottet. Langue d’origine : Allemand
⭐⭐⭐
Ce que raconte ce roman :
Dernières années de l’empire Austro-Hongrois. Le jeune Törless intègre une prestigieuse école militaire privée. Ce changement s’avère éprouvant au début, car il a des problèmes de solitude et manque d’adaptation par la perte de ses repères. Petit à petit Törless se fera quelques amis, notamment Reiting et Beineberg. Les choses vont se compliquer lors que le trio va s’en prendre à Basini, un élève discret et passif qui a commis un vol, mais ne veut pas que cela s’ébruite.
Je philosophe pendant que mes amis sadiques s’amusent :
Ce Bildungsroman (roman d’apprentissage), nous raconte le passage à l’âge adulte de Törless, un adolescent timide et un peu paumé, qui assistera perplexe aux changements qui s’opèrent dans son âme sensible, autant à niveau intellectuel et moral comme à niveau émotionnel et épidermique. Les pulsions qui sont latentes en lui s’articuleront avec ces questionnements philosophiques. Cela fait un roman assez perché mais qui peut quand même se lire sans difficultés, même sans un doctorat en Philosophie.
En gros Törless va essayer une approche scientifique et même mathématique pour comprendre les changements qu’il éprouve, mais en voyant que la science ne lui donne pas des explications satisfactoires, il va travailler pour accepter les choses tel qu’elles sont.
Ce roman très osé pour 1906 connut un scandale mais aussi un vif succès. Très scabreux, il traite sans jugement la prostitution, aborde de façon relativement directe l’homosexualité et pénètre sans problèmes dans le terrain du viol et du sadisme. C’est la deuxième partie du roman qui est à mon sens la plus intéressante, quand le soumis Basini va devenir un peu le jouet du trio et que, petit à petit, Törless va se voir tiraillé entre ses propres pulsions, le dégout et l’injustice.
Törless sera toujours la personnalité plus passive du trio, tandis que Reting et Beineberg vont dévoiler ses côtés les plus sombres, narcissique un, totalitaire l’autre, sadiques les deux. Ils aiment torturer, annuler l’autre, nier son humanité. On a cru voir dans la cruauté et le sadisme présents dans le récit, un reflet des années noires qui allaient venir avec la montée du nazisme. C’est comme si n’importe quel livre écrit en allemand qui traite des personnages méchants devrait y avoir un rapport avec le nazisme. Le péruvien Vargas Llosa écrit sur des choses similaires et on ne lui accroche pas l’étiquette de dénonciateur du nazisme. Je ne sais pas, je pense que ce n’est pas trop le sujet ici, même si le rapprochement se fait facilement.
D’ailleurs, l’ambiance militaire dans cette école, l’absence flagrante de femmes et le débat constant autour de la virilité et le sadisme, devraient justement faire les délices d’un auteur comme Vargas Llosa, qui partage une bonne partie des inquiétudes traitées dans le roman, notamment dans « La ville et les chiens », qui avait lieu dans un lycée militaire.
L’homosexualité « sporadique » qui est présente dans le livre, fit scandale. Difficile à l’époque de décrire explicitement un personnage en tant que homosexuel, mais cela reste évident entre lignes. Même si en plusieurs lettres à la presse, Musil soutenait qu’il considérait l’homosexualité comme une dépravation ou une anomalie, dans le livre il n’y a pas de vrai jugement porté sur cette question. Il y a des personnages qui expérimentent le déni et qui se sentent dégoutés d’eux-mêmes par ses pulsions homosexuelles mais cela est le point de vue du personnage, pas celui de l’écrivain. De plus, l’auto-rejet est un fait qui malheureusement continue à arriver dès nos jours. Je dirais que Musil était plus ouvert que ce qu’ils laissent voir ses déclarations publiques (“Je ne veux pas rendre la pédérastie compréhensible. Il n’est peut-être pas d’anomalie dont je me sente plus éloigné. Au moins sous sa forme actuelle »), à mon avis ces déclarations (il faudrait voir le sens exact des mots en allemand) sont plus dissimulations théâtrales pour une société homophobe qu’autre chose. En tout cas, le rapport entre son roman et ses déclarations reste ambigu.
Il y a des bons personnages, une réflexion profonde sur les tumultes de l’adolescence, et les sujets délicats sont traités avec sensibilité. Un très beau roman, malgré l’absence des personnages féminins et des moments philosophiques un peu trop perchés sur la quête des réponses existentielles de Törless.
Citation :
« Immanquablement, ce que nous avons vécu l’espace d’un instant comme un tout et sans nous poser aucune question devient incompréhensible et confus dès que nous voulons l’enchaîner par la pensée pour nous en assurer la propriété. »
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