(La madre de Frankenstein, 2020)
Traduction : Anne Plantagenet. . Langue d’origine : Espagnol
⭐⭐⭐⭐⭐
Ce que raconte ce roman :
En 1954, après un exile de 15 ans en Suisse, le psychiatre Germán Velázquez revient en Espagne pour développer un programme de traitement expérimentale avec la chlorpromazine, un nouveau médicament qui s’est avéré efficace pour aider des patients atteints de schizophrénie et d’autres maladies mentales. Arrivé à l’asile psychiatrique de Ciempozuelos, à proximité de Madrid, Germán retrouve Aurora Rodríguez Carballeira, une femme qui avait assassiné sa propre fille plus de vingt ans auparavant, dont l’intelligence et charisme avait marqué Germán enfant, lorsque son père, aussi psychiatre, s’occupait de son cas.
Pour se rapprocher d’Aurora, qui vit cloîtrée dans une chambre de l’asile, Germán doit passer d’abord par María Castejón, une aide-soignante qui fait la lecture à Aurora, et semble être la seule qui tient les clés pour approcher la vieille dame. Comme Germán, Maria est aussi hanté par des nombreux secrets de son passé. Dans l’ambiance morose de la dictature franquiste, le retour de Germán Velázquez à son pays d’origine ne sera pas facile.
Retour au pays en pleine dictature :
Ce fabuleux roman, écrit avec une vigueur remarquable par Grandes, fut publié à peine un an avant son décès en 2021. C’est une ouvre extraordinaire, notamment par l’exactitude avec laquelle l’écrivaine madrilène relie un bon nombre de sujets de façon magistrale : Mis à part les éléments dramatiques qui se centrent dans le triangle formé par ses trois protagonistes principaux, l’ambition du livre serait de documenter l’ambiance de l’Espagne des années 50, plombé dans une dictature qui empêchait toute idée du progrès, en la contrastant avec l’idée de l’exile et d’un ailleurs où le monde continue d’avancer dans le progrès tandis que en Espagne tout semble reculer.
Effectivement, fraichement arrivé de la neutrale Suisse, Germán sera la fenêtre à travers laquelle les lecteurs seront témoins de la situation du pays dans lequel il est retourné. Avec la perplexité de son regard d’exilé, son intelligence cartésienne, sa politesse bien européenne et son désintérêt totale par la morale et la religion dominantes dans le régime franquiste, Germán dérange. Son obsession pour ramener tout à la logique sera en constant décalage avec cette grise et vétuste Espagne, où tout progrès doit être suspecté, l’église a le pouvoir de prendre des décisions politiques, et les femmes doivent se plier à des idées morales rétrogrades.
À côté de Germán, on trouve deux personnages féminins absolument fabuleux, qui complètent ce triangle qui développe les enjeux dramatiques du livre. D’un côté, Maria Castejón, femme droite d’origine humble, qui comme Germán, a un lourd et complexe passé, et qui a aussi connu Aurora dans son enfance. Soumise et humiliée comme toutes les femmes de sa condition par ce régime moralisateur et hypocrite, Maria a appris à se méfier des hommes. Puis, on trouve Aurora Rodríguez Carballeira, dont les délires paranoïaques seront décrits dans des briefs chapitres narrés à la première personne par la vieille dame. Ces poignants monologues intérieurs nous donneront la mesure de sa folie mais aussi de sa perspicacité. C’est un personnage unique et, malgré son lourd passé, attachant.
Aurora Rodríguez Carballeira, fut un personnage réel, qui assassina vraiment sa fille et dont les circonstances du crime créèrent un émoi considérable en Espagne. Oublié dans l’asile de Ciempozuelos, la dame tomba dans l’oubli et mourut à la fin du franquisme. Almudena Grandes a fait un admirable travail de recherche, agrémentant les faits historiques avec des enjeux plus romancés. En plus d’Aurora, ils apparaissent dans ‘Les secrets de Ciempozuelos’ des personnes clé de la dictature franquiste, comme le colonel, psychiatre et idéologue Antonio Vallejo-Nájera, obsédé par la pureté raciale et adepte des théories qui suggéraient une supposée faiblesse génétique des personnes communistes. Ces personnages qui existèrent réellement enrichissent le récit, documentant l’ambiance fermée de la société espagnole de l’époque.
À mon sens, le seul petit et très relatif hic dans ce roman est ce titre espagnol, ‘La madre de Frankenstein’, qui a un certain rapport avec le personnage d’Aurora, mais qui tombe dans l’erreur classique de considérer Frankenstein comme la créature, tandis que Frankenstein est le nom du docteur qui l’a créée. Cette inexplicable licence dramatique n’entame en rien le plaisir de la lecture, d’autant plus que cela a été réglé (Pour une fois !!!) dans la traduction française du titre : ‘Les secrets de Ciempozuelos’, titre un peu plus conventionnel et mystérieux, mais que s’ajuste quand même très bien aux sujets du roman.
Vrai coup de cœur pour ce livre fort, dynamique et magnifique, qui nous plonge avec un réalisme et une aisance incroyable dans la société de l’Espagne des années 50, renfermée sur elle-même et totalement dominée par des idées rétrogrades et fascistes, véhiculées main dans la main par l’état et l’église.
Citation :
« Certes, ils fusillent moins, les prisons sont aussi un peu plus vides, et beaucoup de prisonniers sont bien sûr rentrés chez eux, mais personne n’attend plus rien de bon. Seulement se coucher la nuit pour que le soleil se lève le lendemain, et vivre un jour de plus sans croiser un policier dans la rue, et à nouveau aller se coucher, tout pareil, toujours la même chose. La plupart des espagnols n’osent plus aspirer à rien d’autre et ils vivent résignés, c’est sûr, comment veux-tu qu’il soient ? (…) Ils nous ont beaucoup frappés, Germán. Ils nous ont tellement frappés que beaucoup se contentent de qu’on ne les frappe plus. Et les autres, on lance les dés tous les jours, à moi, cela me suffit, bien sûr. Parce qu’on habite tous dans le cimetière, mais nous sommes quelques-uns à être encore vivants. » (Traduction improvisée)
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