Littérature des 5 continents : EstonieEurope

L’homme qui savait la langue des serpents

Andrus Kivirähk

(Mees, kes teadis ussisõnu, 2007)
Traduction : Jean-Pierre Minaudier. Langue d’origine : Estonien
⭐⭐⭐⭐⭐

Ce que raconte ce roman :

Dans le moyen-âge d’une Estonie imaginaire où les contes et les légendes font partie de la réalité, le jeune Leemet vit avec sa famille dans une énorme forêt, peuplé d’humains qui connaissent la langue des serpents, un langage qui leur permet de maîtriser les animaux à leur avantage, pour traire le lait des louves ou chasser des élans sans le moindre effort. Leur mode de vie au gré des saisons, avec des ours comme voisins, et des serpents comme copains de jeu, est menacé par le progrès de la civilisation. Petit à petit les humains désertent la forêt et s’installent dans le village voisin, ou on pratique l’agriculture et on oublie la langue des serpents. L’avancé des chevaliers germaniques et l’installation de monastères autour, mènera le christianisme et provoquera encore plus d’instabilité dans la région. Au milieu de tous ces changements radicaux, Leemet réalisera qu’il est peut-être le dernier des hommes du monde ancien, tandis que autour de lui, tout sombre dans l’obscurantisme.

Plaidoyer critique contre la bêtise humaine :

‘L’homme qui savait la langue des serpents’ est une œuvre magnifique et fascinante, qui puise dans le réalisme magique pour nous offrir une satire décapante sur la bêtise de l’être humain, capable de renoncer à toute réflexion pour se laisser sombrer dans le fanatisme. Avec un style sobre et élégant, mais une témérité et audace démesurées, le livre semble parfois avancer dans des terrains étranges, tortueux et violents, qui font ce lien avec le conte et la légende médiéval, source d’inspiration ultime de l’œuvre.

Effectivement, la grandiloquence de certaines scènes de violence et destruction (notamment dans le dernier tiers du roman) semblent nettement inspirés de la mythologie nordique, mais à côté de la fureur et la cruauté, le récit exhibe un sarcasme et ironie percutants, qui permettent de temporiser l’horreur dantesque de ces séquences. Je suspecte qu’une bonne partie de cet humour si particulier passe à la trappe dans la traduction (malgré ce qui semble être un très bon effort), mais les intentions de l’écrivain restent claires, et le livre est un délice par son originalité et son univers extravagant et puissant.

L’homme du village, conquis par la nouvelle religion, le christianisme, et fasciné par ce nouveau univers de chevaliers et moines, est dépeint sous un angle de stupidité absolue. C’est parfois un peu redondant, surtout dans le premier tiers du livre, car Kivirähk ne cesse pas de montrer Leemet surpris de ces villageois demeurés qui ne maitrisent pas la langue des serpents, chaque fois qu’il découvre une nouvelle facette ridicule de ce monde étranger à lui. Mais au fur et à mesure, l’écrivain prend soin de montrer également la bêtise du côté des anciens hommes de la forêt, aussi soumis à des croyances obscurantistes (les génies de la forêt, soi-disant insatiables de sacrifices). Ces traditions sont entretenues par des chamans finalement aussi abrutis que les habitants du village.

Avec une bonne douzaine de personnages hauts-en couleurs et très intéressants, le livre s’attache à suivre leurs arcs narratifs et les retrouver au fur et à mesure que l’histoire se déroule. Malgré que les personnages soient truffés de défauts (bêtise, obstination et cruauté semblent être les plus communs), le lecteur n’aura pas du mal à s’identifier avec les uns et les autres pour suivre leur progression, grâce au talent de Kivirähk pour la caractérisation et le développement des émotions. En plus de ces personnages humains, plusieurs personnages animaux (un pou géant, des ours lubriques, des serpents philosophes…) complètent ce tableau délirant.

Dès la toute première phrase du roman (« Il n’y a plus personne dans la forêt. »), Leemet devra faire face à cette idée d’être le dernier d’une tribu condamnée à l’extinction. La tristesse de ce constat sera partiellement atténuée par quelques rencontres (son oncle Vootele, sa voisine Hiie ou son ami serpent Ints), mais souvent le désespoir ou la tragédie s’installent autour de lui. Dans ce contexte d’un monde qui disparait à la faveur de l’obscurantisme qui gagne terrain jour après jour, Kivirähk nous met en garde contre le gâchis monumentale provoqué par la bêtise humaine.


Citations :

« Rien de nouveau sous le soleil. Les gens sont toujours en train d’inventer un quelconque croquemitaine pour se décharger sur lui de leurs responsabilités. »

 

« Les génies, ça n’existe pas. Ce n’est pas d’eux qu’il faut avoir peur, mais des gens qui croient en eux. Et avec ton Dieu, c’est la même chose. »

 

« Le monde change, il y a des choses qui sombrent dans l’oubli, d’autres émergent. Les mots des serpents ont fait leur temps, un jour aussi viendra où ce monde moderne tombera dans l’oubli avec ses dieux et ses chevaliers, et les hommes trouveront quelque chose de nouveau. »

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