(Shuggie Bain, 2020)
Traduction : Charles Bonnot. Langue d’origine : Anglais
⭐⭐⭐
Ce que raconte ce roman :
Quartier populaire de Glasgow dans les années 80. Agnes a trois enfants, deux avec son premier mari, qu’elle a divorcé pour se mettre en couple avec Shug, un chauffeur de taxi avec qui elle a eu son troisième enfant, Shuggie. Les crises perpétuelles du couple, l’alcoolisme de Agnes et le contexte économique difficile, finissent par forcer au déménagement dans un quartier malfamé de Glasgow. Tandis que Agnes semble trouver réconfort seulement dans l’alcool, Shuggie essaie tan bien que mal de l’aider et se propose de réussir à la sauver. Le jeune enfant étant différent aux autres, il sera victime de toutes les railleries de ses pairs et son entourage.
Duo fusionnel de Gervaise écossaise et enfant harcelé :
Critique social féroce de la politique sociale du gouvernement Thatcher et de ses conséquences pour la classe ouvrière dans les années 80 et au-delà, ‘Shuggie Bain’ se structure autour des deux personnages principaux et du contraste existant entre eux et le monde hostile qui les entoure.
Il y a d’abord la figure tragique de Agnes, jeune femme alcoolique et dépressive, Gervaise Macquart des temps modernes, obsédée pour garder une certaine dignité et des apparences de classe. Elle sera malmenée par les hommes de sa vie qui ne sauront pas regarder au-delà de cette beauté qui la compare à une jeune Elizabeth Taylor. À force de déceptions, Agnes ne trouvera pas des éléments qui lui permettraient trouver le salut, et l’alcool sera le compagnon de sa déchéance. De crise en crise, Agnes sombrera dans ses propres démons, avec par seule consolation, l’amour inconditionnel de son enfant le plus jeune. Car Shuggie s’est donné la mission titanesque de sauver sa mère à tout prix.
Shuggie est un jeune garçon gentil, timide, qui essaient de survivre dans un univers marqué par l’étroite vision de la masculinité dictée par le patriarcat. Comme à jeune efféminé et conscient de sa différence, Shuggie ne trouvera pas sa place parmi les hommes qui l‘entourent dans cette communauté d’ouvriers, chauffeurs de taxi, mineurs et chômeurs, et il en souffrira. Moqué par son propre père, ridiculisé dans le quartier, ostracisé et harcelé à l’école, Shuggie ne trouvera aucun allié dans une société qui ne cesse pas de lui renvoyer sa différence, ce que lui poussera à s’accrocher de façon presque fusionnelle à sa mère, entrainant le drame.
Cette complexe situation permet à Stuart d’explorer le thème du standard toxique de la masculinité, de l’appartenance sociale, et de ce qui arrive quand on ne rentre pas dans le moule. L’adaptation en société étant trop difficile, Shuggie a donc besoin de sauver sa mère pour retrouver du sens à la vie. Mais la tâche s’avère impossible, et chaque échec sera vécu comme une erreur personnelle, ou pire, comme un rejet, un manque d’amour de sa mère, pour laquelle le jeune garçon ne serait pas suffisant.
Le roman a une base complètement autobiographique. Du propre aveu de l’écrivain, l’écriture de ce livre fut une expérience cathartique, qui lui permit d’organiser son ressenti et regarder objectivement dans son propre passé. La première ébauche du roman, écrite pendant que Stuart travaillait encore dans l’univers de la mode et le design, faisait presque 900 pages, contre les 430 de la version anglaise actuels. Selon mon humble avis, ce editing aurait pu se poursuivre un peu plus, car le livre est superbement bien écrit, mais le rythme aurait bénéficié d’un nombre de pages plus restreint, notamment au début du roman. Les premières 150 pages du roman ont parfois des moments un peu moroses, qui s’attardent excessivement dans des éléments extérieurs au drame centrale.
Pour résumer, ce roman serait une espèce de Thomas Hardy (écrivain britannique classique de ‘Jude l’obscure’ et ‘Tess’) avec des éléments modernes (comme le contenu LGBTQ+ ou une certaine complexité stylistique plus à la mode). Mais la façon très directe d’approcher le mélodrame dans un contexte social très réaliste est tout à fait similaire. Autant chez Hardy que chez Stuart, la pression sociale pousse les personnes qui ne trouvent pas sa place, vers un univers sombre et sordide. Comme souvent chez Hardy, et aussi dans ‘L’assommoir’ de Zola qui traite en partie le même sujet, l’œuvre de Stuart est sinistre, déprimante, et très souvent sans espoir.
Si la tristesse de ces éléments ne vous refroidit pas, cette lecture est totalement recommandable. Vous êtes face à une œuvre splendide même si irrégulière, qui probablement ne vous laissera pas indifférents.
Prix Booker 2020.
Citation :
« Agnes avait eu des moins en moins de nouvelles de lui depuis le rendez-vous chez Alcooliques anonymes. Puisqu’il était un homme gentil, elle s’attendait qu’il l’abandonne de façon progressive, tout en douceur, jusqu’au jour où elle n’aurait plus de nouvelles de lui. »
0 Comments