Littérature des 5 continents : EspagneEurope

Tristana

Benito Pérez Galdós

(Tristana, 1892)
Traduction : S. Raphaël.   Langue d’origine : Espagnol
⭐⭐⭐

Ce que raconte ce roman :

À la mort de sa mère, l’orpheline Tristana est recueillie par Don Lope, un homme âgé, ami de la famille, qui deviendra son tuteur. Tristana rêve de devenir actrice et de vivre comme elle l’entend, mais petit à petit Lope dépasse les limites de son devoir paternel et la relation vire à la séduction. La jeune femme, sans moyens financiers, prisonnière dans cette humiliante situation cherchera une échappatoire dans une relation amoureuse avec le peintre Horacio. Mais Tristana est très indépendante et Horacio est très traditionnel, le contraste de caractères des amants complique la situation. Lorsque Horacio doit s’absenter de Madrid et Tristana reste seule face au vieux Don Lope, tout va basculer.

La femme indépendante face à la triste réalité du XIXe siècle :

Classifié par Galdos lui-même dans le cycle spiritualiste de ses romans espagnols contemporains, ‘Tristana’ aborde le sujet de l’émancipation de la femme, et mettra sa protagoniste, comme à l’habitude des femmes Galdosiennes, face à un conflit insoluble. Tristana rêve d’une vie indépendante, ni amante ni épouse. C’est un personnage féministe, qui ne veut pas se décrire par rapport aux hommes qui l’entourent. Malheureusement la société espagnole du XIXe va limiter énormément ses possibilités d’épanouissement personnel.

Tristana est dans une mauvaise position face à Lope, son bienfaiteur, qui n’hésite pas à utiliser son rôle de tuteur et la dépendance économique de la jeune fille vis-à-vis de lui, pour profiter d’elle sexuellement, tout en se gardant de déguiser cela comme un rapport consentant entre adultes. Tristana est donc, victime d’un harcèlement répété et quotidien. Le triangle amoureux qui se constitue avec Horacio, le peintre aux idées traditionnelles, va devenir morbide.

Tristana, traitée dans le roman tour à tour comme poupée, esclave, captive ou victime, aura de moins en moins de possibilités d’issue. La servante Saturne, qui a tout compris, expliquera à Tristana les quatre choix qui s’offrent à la femme sans moyens économiques : Le couvent, le mariage, le théâtre ou la prostitution. L’idéalisme et la naïveté du personnage central contrastent avec ses envies de rébellion, et feront d’autant plus émouvante sa frustration quand elle verra la cage dans laquelle la société l’a renfermée par le seul fait d’être femme.

En 1970 Luis Buñuel adapta ‘Tristana’ au cinéma (sa troisième adaptation de Galdós, après ‘Nazarin’ et ‘Viridiana’), en la dépouillant de ses côtés plus poétiques, et en insistant plutôt sur le côté morbide, et sur l’ironie de renfermer un personnage féministe dans une prison masculine.

Un travail impeccable de profondeur psychologique et finesse narrative.

Pérez Galdós, un génie très méconnu :

Probablement l’écrivain espagnol le plus réputé après Cervantes, le travail de ce génie du XIXe siècle est très méconnu dans l’univers Francophone, et donc très peu traduit. C’est bien dommage car il s’agit d’une œuvre gigantesque de dimensions Balzaciennes, autant par le volume que pour la qualité littéraire : ‘Fortunata et Jacinta’, ‘Miaou’, ‘Miséricorde’, ‘Doña Perfecta’, ‘Trafalgar’ sont seulement quelques romans remarquables parmi une œuvre colossal à tous les niveaux.

Dans la plupart de l’œuvre très prolifique de Pérez Galdós on retrouve une grande perspicacité psychologique qui nous permet de capter, par le biais d’un nombre incalculable de personnages, l’essence de l’humain et les inquiétudes de l’homme (et la femme) espagnol du XIXe siècle. D’un côté la classe moyenne, souvent décrite avec des airs de supériorité vis-à-vis des classes moins favorisées, mais tiraillée par une profonde angoisse de la perte de privilèges, et de la chute social et économique qui menacent toujours à l’horizon. Les classes plus populaires sont travaillés avec de la profondeur et de l’ironie, mais aussi avec tendresse et compassion. Le riche a peur de devenir pauvre, et le pauvre a peur de rester dans la pauvreté. L’utilisation des dialogues souvent vulgarisés, et des tournures de phrases très populaires, aide à comprendre ce côté « voix du peuple » qu’on a souvent associé à Galdós. Son style sobre, directe et épuré, recherchant le naturel au-dessus de tout artifice, n’est pas exempt d’un phrasée créatif et poétique et d’une richesse lexique fabuleuse.

La capacité de travail, la facilité et le talent pour l’écriture de Galdós sont évidentes quand on voit qu’il a écrit plus de 80 romans, environ 30 pièces du théâtre, des incalculables essais et publications, et a dirigé plusieurs magazines spécialisés, en plus de devenir député libéral pendant des nombreuses années. Naturaliste, costumbrista et réaliste à parts égales, Galdós connait très bien l’Espagne et connait aussi très bien la nature humaine. Son travail sur le côté misérable autant que sur le côté lumineux de l’être humain, couplé avec le réalisme de la société représentée, et l’incroyable finesse et diversité de ses personnages féminins, nous permet de situer ce géant de la littérature espagnole quelque part entre Zola et Balzac, et sans doute dans le panthéon des plus grands écrivains européens de la deuxième moitié du XIXe siècle.

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