Littérature des 5 continents : OcéaniePolynésie Française (France)

L’île des rêves écrasés

Chantal T. Spitz

(1991)
Langue d’origine : Français
⭐⭐⭐

Ce que raconte ce roman :

Fruit des amours adultères entre le colon Charles Williams et la polynésienne Toora, Emere est une fille métisse tiraillée entre les deux cultures très distinctes de ses parents, séparés par la déchirure entre leurs mondes. Polynésienne d’esprit, la jeune Emere, habite cependant la propriété française de son père dans l’île de Ruahine. C’est là qu’elle rencontre Tematua, fier garçon mà’ohi traumatisé par sa mobilisation dans l’armée française lors de la guerre mondiale. Les enfants qui naîtront de cette union heureuse devront faire face à toute une culture qui s’effondre face aux méfaits de la colonisation.

Peut l’amour combler la fêlure entre peuples ? :

La publication de ‘L’île aux rêves écrasés’ provoqua une forte controverse en Polynésie Française et aussi dans l’hexagone, secouant autant les partisans du statu quo et de la soumission à la domination française en échange d’investissements, comme ceux qui rêvaient d’une indépendance de leur terre vis-à-vis de la nation qui avait remplacé sa culture ancestrale par une triste modernité basée sur l’argent.

‘L’île aux rêves écrasés’, premier roman publié par une polynésienne, est une ode d’amour à son peuple et à sa culture, et une critique sans ambages des méfaits de la colonisation française de la région. Tandis que la culture mà’ohi est montrée sous des valeurs humains très solides de partage, sérénité et écologie ; les activités françaises en Polynésie (essais avec des missiles nucléaires inclus) sont décrites comme un « viol de la terre ». Cependant, la rage de Spitz face à cet anéantissement culturel prend la forme d’une récit incroyablement calme et lyrique, rempli de poésie et écrit dans un français très soutenu, d’une grande beauté. Tandis que le personnage de la française Laura transmet ses émotions à travers son journal intime, les personnages polynésiens se lancent souvent dans des envolées poétiques qui leur permettent de mieux exprimer leurs sentiments.

Car tout le discours du roman est filtré par l’amour, thème omniprésent que la plume de Spitz va utiliser pour réfléchir sur le métissage. L’amour chez Spitz est souvent pur et profond, un feu incontrôlable, une force magnétique à laquelle ce n’est pas la peine de s’opposer même s’il est condamné d’avance (« L’amour est né et il faut le vivre avant qu’il devienne douleur »). Tout le long du récit on trouve plusieurs relations amoureuses très intenses entre colon et autochtone, qui véhiculent l’idée, selon Chantal Spitz, que le métissage n’est pas vraiment possible. La différence culturelle et ethnique entre les deux peuples ferait que aucune synergie ne soit pas envisageable, la déchirure serait toujours présente et finirait toujours par prendre le dessus.

Ce refus presque total du métissage, même si jamais déclamé directement, mais plutôt évoqué dans le récit à travers ses personnages, peut gêner certains lecteurs. En ces propres mots : « Profit, envie, pauvreté, délinquance, prostitution, pollution, exploitation. Ils (les Ma’ohis) ne sont pas faits pour un monde empli de ces mots. »

La trajectoire de Spitz lors de ses textes et conférences, nuance un peu plus les propos véhiculés par le livre. Tandis qu’elle propose une néo-fondation des valeurs polynésiens face à l’influence française, elle rejette en plein un excès de nostalgie de la culture et mythologie polynésienne qui dériverait selon elle dans une nouvelle construction aussi fausse que celle menée par la colonisation.

Moins convaincante à mon sens est cette vision de l’homme français, beaucoup trop schématique littérairement parlant, qui devient flagrante dans la deuxième partie du livre. La fascination par la Polynésie et ses solides valeurs qui éprouve Laura, la femme française, aidera à la construction d’un personnage riche et complexe. Mais dès qu’on passe au masculin c’est une autre chanson, tous les hommes français qui apparaissent dans le récit sont des personnages absolument unidimensionnels, littéralement des abrutis complets sans aucune sensibilité. Je n’en doute pas qu’il y a une basé réel dans tout cela, mais cette schématisation nous éloigne par moments de la littérature pour rentrer dans le territoire du pamphlet.

Malgré ces quelques schématisations qui nuisent partialement le récit, la beauté du texte et l’idée de l’amour comme puissance incontestable malgré tout, font de ce roman une belle réussite.


Citation :

« Puis, geste irréfléchi, surgi de son passé, il se déshabille entièrement et plonge son corps puissant dans la mer, retrouvant cette douce caresse liquide qui l’a fait homme, se purifiant de toutes les larmes versées sur la folie de l’homme blanc, laissant des nouvelles larmes se mélanger à son océan, versées par ses frères abandonnés en terre étrangère, si glacé. »

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